samedi 6 mai 2017

Cartes obsolètes et paysages peu familiers [DMITRY ORLOV]


Dans son récent article sur le blogA Matter of Mercy, James Howard Kunstler a comparé l’état d’esprit général aux États-Unis à celui d’un patient souffrant d’une maladie d’Alzheimer. Des thèmes apparaissent aux infos et les porte-paroles des médias de masse deviennent hystériques à leur sujet. Ensuite, brusquement, la musique s’arrête et le thème du jour disparaît de la vue. L’ingérence russe dans les élections présidentielles aux États-Unis a fait beaucoup de bruit. Et puis… grillons. Un peu plus tard, il y a eu une prétendue attaque chimique en Syrie (dont il n’existe toujours aucune preuve vérifiable) ; par conséquent, « Assad doit payer » (en tirant sur une poignée de jets inutilisés vieux de 30 ans). Malheureusement, seulement un tiers de ces missiles de croisière Tomahawk très coûteux sont parvenus à atteindre la cible (mais le mauvais bout de l’aérodrome). Encore plus maladroit, les Russes saisissent cette occasion pour montrer leurs équipements de guerre électronique précédemment secrets. Et alors, l’histoire meurt (tout comme les États-Unis refusent d’autoriser une enquête sur l’attaque chimique). Et ensuite, on passe à la Corée du Nord. Et ainsi de suite, sans fin.


Kunstler fait valoir que le dialogue national aux États-Unis semble atteindre les tréfonds de la sénilité : des images dérangeantes clignotent sur l’écran; un certain nombre de personnes soi-disant bien informées et réfléchies font des bruits rauques en se raclant la gorge sur ce sujet selon la ligne « quelque chose doit être fait », et puis… rien ! C’est en effet ce que nous avons observé. Mais quelles sont les causes profondes de cette amnésie nationale en série ? Même si cela ressemble à de la sénilité, est-ce que cela ne constitue pas le symptôme d’une maladie nationale entièrement différente ? Après tout, tout le monde aux États-Unis n’est pas sénile… Une explication bien meilleure n’est pas difficile à trouver. Plongeons.

Il existe une tendance humaine très naturelle à continuer à essayer de faire les choses qui ont pu tourner en votre faveur même après qu’elles ont cessé de le faire. Il est facile de le mettre en évidence parmi diverses faiblesses et fragilités humaines – refuser de reconnaître la réalité, s’engager dans des vœux pieux, se nourrir de châteaux en Espagne… Il est quelque peu difficile de discerner dans cette tendance une saine stratégie… car elle est supérieure à toute alternative disponible.

À mesure que nous grandissons et que nous gagnons en maturité, nous nous sommes créé une certaine carte mentale du monde que nous utilisons pour nous représenter l’économie, la politique et la société. Pour être utile, cette carte mentale doit être conforme aux informations filtrées par nos sens. Par exemple, la carte mentale de la ville où une personne a grandi a tendance à inclure des choses appelées les rues, et nous avons tendance à continuer à les appeler « rues » même lorsque, à chaque marée haute, elles se transforment en canaux de drainage. Elles restent des « rues » après une tornade qui les remodèle avec des arbres morts et diverses épaves. Lorsque de telles choses se produisent, nous nous attendons à ce que les choses retournent à la normale. Même si ce n’est pas le cas, nous avons tendance à nous accrocher à l’ancienne carte, en nous rappelant ce qui était autrefois avec un sentiment de nostalgie et de perte. Cette ancienne carte définit qui nous sommes, pour nous-mêmes et pour les autres. Quand elle nous met en échec, notre moins mauvaise option est de reculer face à la réalité. Toutes les autres options sont encore pires : non seulement elles ne fonctionnent pas non plus, mais elles nous font en plus nous sentir mal.

Par exemple, il était une fois un nom sur un gros bout de la carte politique du monde : « l’URSS ». Les gens critiquaient farouchement cette entité politique à laquelle ils résistaient, pour tous ses nombreux défauts, tout comme ils s’accrochaient violemment à l’idée que c’était réel. Et au début des années 1990, elle a disparu. La carte était toujours là – sur le papier et dans la tête des gens – mais le terrain sous leurs pieds avait changé. Toutes sortes de choses en accord avec la carte d’avant ne l’étaient plus après et les gens ne pouvaient plus l’utiliser pour naviguer sur un terrain autrefois familier. Ça a été un peu plus facile pour les jeunes, du moins psychologiquement, parce qu’ils avaient investi beaucoup moins de temps et d’efforts dans l’ancienne carte. Mais beaucoup de personnes âgées ont été soudainement rendues impuissantes, parce que leur carte mentale ne fonctionnait plus. Elles sont devenues plus impuissantes que les jeunes : aussi désorientées, mais moins souples dans leurs besoins et leurs habitudes et moins capables d’apprendre et d’improviser. Quelques opportunistes particulièrement ingénieux et impitoyables ont bien réussi, mais dans de nombreux cas, le résultat a été la dépression, l’alcoolisme et une mort prématurée.

Après un certain temps, une nouvelle carte a pris forme : avec le capitalisme à la place du socialisme, le fédéralisme en lieu et place de l’internationalisme, l’Église orthodoxe à la place de l’athéisme et de la pratique en lieu et place de l’idéologie politique. Et pourtant, la vieille carte mentale est encore présente. Demandez à un certain nombre d’Ukrainiens ou de Criméens à quel pays ils se sentent vraiment appartenir et ils vous diront, peut-être avec un certain chagrin, que c’est l’URSS. La Russie moderne est une terre étrange pour eux, l’Ukraine moderne est une zone désastreuse et une blague cruelle, et donc l’URSS est tout ce qui leur reste pour s’accrocher. En partie par nostalgie, en partie par respect d’un passé grand et glorieux, ils refusent de s’en séparer. Plutôt étonnamment, beaucoup de ces personnes étaient soit très jeunes, soit pas encore nées quand l’URSS s’est effondrée. Apparemment, cette ancienne carte est toujours bonne pour quelque chose, pour se souvenir de la grandeur de l’URSS (à certains égards, plus que d’autres).

Et maintenant, la chose sur la carte connue sous le nom des États-Unis montre des signes semblables de coller de moins en moins à la réalité sur le terrain. Les choses qui travaillaient en faveur des Américains ne le font plus. À défaut de toute autre carte mentale, les Américains n’ont d’autre choix que d’essayer de naviguer sur un terrain en évolution rapide et de moins en moins familier en utilisant une carte qui n’est plus à jour. En fait, il n’y a pas une mais deux cartes très différentes : une internationale et une domestique. Examinons chacun d’elles.

À l’échelle internationale, le schéma américain testé et approuvé consiste à faire de l’intimidation. Les États-Unis sont l’empire mondial avec des troupes stationnées dans le monde entier assurant la « domination sur tout le spectre ». C’est la nation indispensable, le policier mondial, le garant de la paix et de la démocratie, le rempart contre la dictature et l’oppression, le défenseur des droits de l’homme avec une « responsabilité de protéger », etc… Cela donne aux officiels américains le droit de s’autoriser à aller partout où ça leur chante et d’expliquer ce qu’ils veulent que le gouvernement d’un pays donné fasse. Si le pays cible s’y conforme, il est dépouillé de ses ressources. S’il refuse, il y a une suite de conséquences avec des manœuvres de type braquage de plus en plus douloureuses : la pression politique et l’isolement, les sanctions économiques, la perturbation politique à travers les révolutions de couleur et enfin l’invasion et la destruction du pays récalcitrant. Si, pour une raison ou une autre, cette séquence ne peut être suivie à un point où le pays est obligé de coopérer, il reste un État paria pendant de nombreuses décennies. Il obtient une mauvaise presse aux États-Unis, la plupart du temps pour de fausses raisons mais, à tout le moins, préjudiciables et tendancieuses. De toute évidence, les États-Unis sont un mauvais perdant. Cuba, la Corée du Nord et l’Iran se renforcent de ces mauvais traitements tant par la bureaucratie américaine que par la presse. Mais ce sont de petits pays, et le fait que les États-Unis ne peuvent pas vraiment faire beaucoup de choses contre eux ne semble pas trop significatif.

Récemment, cependant, les États-Unis ont couru après de très grands pays très puissants comme la Chine et la Russie, qui ne toléreront plus de telles maltraitances, plus du tout. Autrefois la Russie était faible et fragmentée, mais depuis sa réunification et son réarmement, elle est prête à se défendre, tant sur le plan économique que politique, et même militairement si nécessaire. Les sanctions contre la Russie ont totalement échoué. En fait, elles ont aidé la Russie à se développer économiquement grâce au remplacement des importations. En seulement trois ans, l’industrie pétrolière et gazière de Russie est devenue technologiquement autosuffisante et la Russie a fait de grands progrès pour rendre autonome sa production alimentaire.

Cet échec, selon le protocole d’intimidation, appelle la guerre, mais, historiquement, aller à la guerre contre la Russie est un moyen particulièrement efficace de se débarrasser de toutes ses ambitions en tant que grande puissance militaire : c’est ainsi que cela s’est passé pour les Suédois, les Français, les Allemands et les Turcs, et c’est ainsi que cela se passerait aussi pour les États-Unis. Dans l’intervalle, la Chine est devenue une puissance économique mondiale et a atteint un point où elle peut exiger que les États-Unis la traitent comme un égal et subissent des mesures de rétorsion soigneusement calibrées en cas de non-conformité. Les économies des États-Unis et de la Chine sont entrelacées de tant de façons que les États-Unis ne peuvent espérer blesser la Chine sans s’infliger de préjudice irréparable.

On pourrait raisonnablement penser que ce serait un bon mouvement pour les États-Unis de jeter l’ancienne carte et d’en adopter une nouvelle – pour coopérer avec d’autres pays grâce à une diplomatie bilatérale et multilatérale. Mais cela s’avère impraticable : des décennies d’intimidation ont miné sa capacité à s’engager dans la diplomatie. Il n’y a pas de baguette magique qui puisse transformer instantanément les intimidateurs grossiers en diplomates brillants et accomplis. Nikki Haley, la représentante des États-Unis à l’ONU, est la dernière tête d’affiche pour la dysfonction diplomatique américaine. Si elle est diplomate, alors je suis sept fois gagnant du concours Miss America ! En outre, le changement pour développer une nouvelle carte nécessite certaines étapes préliminaires, comme admettre que l’ancienne carte est fausse, mais ce serait un geste politiquement suicidaire pour quiconque à Washington. Par conséquent, il est préférable de continuer à recycler les vieux tropismes, en retirant subrepticement une histoire dès que la réalité commence à s’immiscer dans le récit fictif soigneusement filé.

Mais cette stratégie a des ratés dès qu’il devient évident pour tout le monde, que quel que soit le flot de magouilles artificiellement lancées, la carte globale n’est plus d’accord avec le terrain. Vous pouvez suivre la carte pendant un certain temps dans n’importe quelle direction, mais sous peu, vous vous retrouvez systématiquement dans une impasse. Alors quoi ? Les vieux tropismes fonctionnent encore pendant un court laps de temps – avec quelques cycles de news – mais à un moment donné, il devient nécessaire de produire des signes de progrès, de résultats, ou au moins quelque chose. Vous pouvez intimider tout ce que vous voulez, mais si vous ne pouvez pas faire en sorte que l’autre côté refuse de céder après un délai raisonnable, il devient évident que vous n’êtes plus vraiment un intimidateur et que vous essayez simplement de faire perdre leur temps à des personnes sérieuses avec votre comportement brutal. Une telle prise de conscience serait plus que troublante et entraînerait une forte dissonance cognitive. Le manque de congruence entre la carte du « super-pouvoir mondial » et la réalité du terrain, « le rôle pathétique et démodé de l’intimidateur », pourrait devenir, si on utilise un terme précis, inquiétant (ou dans la terminologie allemande de Sigmund Freud, unheimlich). Les choses semblent étranges et troublantes quand elles ont l’air étrangement familières, mais aussi inquiétantes. Les gens sont attirés mais en même temps effrayés. Les effets vont de la chair de poule à la panique et à la psychose de masse.

C’est la raison précise pour laquelle certaines histoires dans les informations doivent être abandonnées à la hâte : éviter d’induire du doute et de l’anxiété dans le public – la dissonance cognitive est le terme chic. L’« ingérence russe » dans la politique américaine – disparue ! L’attaque avec les armes chimiques présumée mais sans fondement en Syrie – disparu ! Les représailles anti-Assad, alimentant le jet de Tomahawks aux requins – disparues ! Aider la Chine à « remettre dans le droit chemin » la Corée du Nord – disparu ! Mais ces choses sont faciles : peu d’Américains sont directement touchés par ce qui se passe dans l’un de ces pays, et ils peuvent facilement les oublier une fois qu’elles ne sont plus à l’affiche. (...)
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