jeudi 28 février 2013

Aymeric Chauprade : les grandes tendances géopolitiques du moment, la place de la France (2/2)


Aymeric Chauprade : les grandes tendances... par realpolitiktv

Seconde partie. Aymeric Chauprade revient sur les grandes tendances géopolitiques du moment et se penche sur la place de la France dans le monde. Entretien réalisé avec Xavier Moreau pour Realpolitik, le 13 février 2013.

mardi 26 février 2013

LIBYE : Les Américains auraient dû laisser Kadhafi tranquille !


L'aide apportée par l'administration Obama à l'intervention de l'Otan en Libye pour soutenir la révolution du 17 février 2011 s'avère, deux ans plus tard, une erreur. Elle nuit aux intérêts américains et remet en cause leur nouvelle approche en politique étrangère.


Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que de nombreux membres du gouvernement de Barack Obama se disent de temps en temps que Muammar Kadhafi leur manque. Si ce n'est pas le cas, ils ont tort. Et ce n'est pas uniquement à cause des tentes que l'ancien dictateur pourrait planter pour faire du camping à New York. [En septembre 2009, pour sa première visite aux Etats-Unis à l'occasion de l'Assemblée générale des Nations unies et après une longue polémique, Kadhafi a été autorisé à planter une  tente bédouine dans le parc d'une somptueuse demeure appartenant au milliardaire Donald Trump et située dans une banlieue huppée de New York.] Ni parce qu'il avait un style incomparable. Ni à cause de l'unité d'élite uniquement féminine dont il s'entourait ou encore parce qu'il était obnubilé par Condoleezza Rice (une obsession dont le point culminant a été une vidéo en son hommage qui comprenait une chanson originale intitulée Black Flower in the White House).
En fait, la disparition de l'ancien dictateur libyen serait regrettable pour l'administration Obama, parce qu'aujourd'hui on peut constater que l'intervention libyenne dirigée de l'arrière ("leading from behind") par les Etats-Unis a finalement été une erreur tactique considérable de la part de la Maison-Blanche. En effet, la stratégie de "l'empreinte légère" choisie par l'Otan [19 mars – 31 octobre 2011] a permis de faire tomber Kadhafi, mais n'a laissé personne sur le terrain pour restaurer l'ordre à l'issue de  cette intervention. La situation a été exacerbée par le fait que le peu d'infrastructures que possédait la Libye ont été détruites par l'invasion, sans compter les dizaines de milliers de Libyens qui sont morts pour établir la contre-utopie actuelle

Al-Qaida au Maghreb islamique a étendu son territoire
 
Deux ans plus tard, de grands pans du pays demeurent incontrôlés et des milices lourdement armées sillonnent les campagnes en toute impunité. La dégradation de la situation en Libye a rattrapé l'actualité américaine à la suite des attaques qui ont eu lieu le 11 septembre 2012 contre le consulat des Etats-Unis à Benghazi. L'assaut – que la Maison-Blanche a confondu, à tort, avec la réaction de manifestants à la diffusion sur Internet d'une vidéo anti-islam – s'est avéré une véritable plaie pour le gouvernement à l'échelle nationale : il s'est soldé par le retrait de la candidature de Susan Rice [l'ambassadrice américaine auprès des Nations unies] au poste de secrétaire d'Etat et par le retard que connaît la confirmation de la nomination de Chuck Hagel au poste de ministre de la Défense, à la suite de l'obstruction des républicains au Congrès. Ces derniers semblent d'ailleurs déterminés à ne pas lâcher le morceau.
Le point crucial, toutefois, reste que l'intervention en Libye a permis à Al-Qaida de regagner le terrain perdu pendant le "printemps arabe". Avant l'opération de l'Otan, les manifestations étaient généralement pacifiques et Al-Qaida avait été relayée au second plan des révolutions qu'elle tentait de mettre en œuvre depuis plusieurs décennies. L'incursion américaine en Libye a rouvert la voie à l'organisation terroriste, pour qui les dictateurs devaient être renversés par la force. Par conséquent, les groupes affiliés à Al-Qaida se sont empressés de "prêter main-forte" à l'Otan en Libye.
Depuis, AQMI (Al-Qaida au Maghreb islamique) a étendu son territoire et a notamment conquis une zone gigantesque dans le nord du Mali, ce qui a déclenché l'intervention de la France [11 janvier 2013], pour une durée indéterminée, dans son ancienne colonie. S'est ensuivie une expansion des milices en Algérie [prise d'otages sur un site gazier, à In Amenas, le 16 janvier 2013], qui a entraîné la mort de nombreux ressortissants étrangers originaires du monde entier.

Si Kadhafi se retourne dans sa tombe

Les groupes affiliés à Al-Qaida ont été parmi les premiers bénéficiaires des armes, du matériel et de l'entraînement fournis aux rebelles libyens. Ces mêmes armes ont depuis réapparu en Syrie, où Al-Qaida et ses associés représentent les forces les plus efficaces au sein des combattants rebelles. Par conséquent, leur recrutement est actuellement en pleine expansion. Les membres des milices continuent de recevoir des armes et du matériel, qui parviennent désormais aux rebelles syriens.
Et alors que l'opération en Libye a permis à Al-Qaida d'intervenir en Syrie, elle a empêché les Etats-Unis d'en faire autant. Les actions de l'Otan en Libye ayant globalement été perçues comme excessives au regard du chapitre 7 de la résolution du Conseil de sécurité qui a servi de prétexte juridique pour lancer l'intervention, la Russie et la Chine ont pu en profiter pour s'opposer à l'initiative américaine visant à adopter une résolution similaire dans le cas de la Syrie. Même si la Maison-Blanche clame constamment que la chute de Bachar El-Assad est imminente et inéluctable, la position du dirigeant syrien demeure relativement solide deux ans après le début de la rébellion.
Enfin, il faut aussi mentionner les questions de communication liées à l'intervention. Malgré la folie, les crimes, la corruption et des manières excentriques, Muammar Kadhafi était devenu un allié de l'administration de George W. Bush [président des Etats-Unis de 2001 à 2009] et il a participé à la lutte contre le terrorisme et contre la prolifération du nucléaire. Demander au dictateur libyen d'abandonner son programme d'armement nucléaire pour ensuite le renverser envoie un message contradictoire à des pays comme la Corée du Nord et l'Iran.
Manifestement, l'administration Obama avait perçu le renversement de Kadhafi comme un élément secondaire dans le cadre de leur stratégie globale du "printemps arabe". A de nombreux égards, faire tomber le dictateur libyen était effectivement un détail, mais il a beaucoup mieux résisté que ne l'avait pensé l'Otan et les suites de l'invasion ont handicapé la politique étrangère américaine. Si Kadhafi se retourne dans sa tombe perdue dans le désert, c'est probablement parce qu'il est mort de rire.

Musa Al-Gharbi

lundi 25 février 2013

Aymeric Chauprade : les grandes tendances géopolitiques du moment, la place de la France (1/2)


Aymeric Chauprade : les grandes tendances... par realpolitiktv
Première partie. Aymeric Chauprade revient sur les grandes tendances géopolitiques du moment et se penche sur la place de la France dans le monde. Entretien réalisé avec Xavier Moreau pour Realpolitik, le 13 février 2013.

mercredi 20 février 2013

Mali : le projet français, au service de quels intérêts ?

 Samir Amin
Faut-il soutenir l’intervention d’une puissance étrangère, de surcroît ex-tutelle coloniale, dans un pays souverain menacé par les islamistes ? Oui, car cette nébuleuse ultra réactionnaire, soutenue par la triade États-Unis/Europe/Japon, veut en faire une composante d’un territoire transnational doté de ressources importantes, dont la triade serait la principale destinataire. Mais il faut être lucide : la France reste partie prenante de ce projet impérialiste. Elle devra s’en désolidariser pour que les Maliens puissent reconstruire leur pays en toute indépendance.
Je suis de ceux qui condamnent par principe toute intervention militaire des puissances occidentales dans les pays du Sud, ces interventions étant par nature soumises aux exigences du déploiement du contrôle de la planète par le capital des monopoles dominant le système.
L’intervention française au Mali est-elle l’exception à la règle ? Oui et non. C’est la raison pour laquelle j’appelle à la soutenir, sans néanmoins penser le moins du monde qu’elle apportera la réponse qu’il faut à la dégradation continue des conditions politiques, sociales et économiques non seulement du Mali, mais de l’ensemble des pays de la région, laquelle est elle-même le produit des politiques de déploiement du capitalisme des monopoles de la triade impérialiste (États-Unis, Europe, Japon) toujours en œuvre, comme elle est à l’origine de l’implantation de l’islam politique dans la région.

L’islam politique réactionnaire, ennemi des peuples concernés et allié majeur des stratégies de la triade impérialiste (1)
L’islam politique – au-delà de la variété apparente de ses expressions – n’est pas un « mouvement de renaissance de la foi religieuse » (que celle-ci plaise ou non), mais une force politique archi-réactionnaire qui condamne les peuples. Ils sont les victimes éventuelles de l’exercice de son pouvoir à la régression sur tous les plans, les rendant par là même incapables de répondre positivement aux défis auxquels ils sont confrontés. Ce pouvoir ne constitue pas un frein à la poursuite du processus de dégradation et de paupérisation en cours depuis trois décennies. Au contraire, il en accentue le mouvement, dont il se nourrit.
Telle est la raison fondamentale pour laquelle les puissances de la triade – telles qu’elles sont et demeurent – y voient un allié stratégique. Le soutien systématique apporté par ces puissances à l’islam politique réactionnaire a été et demeure l’une des raisons majeures des « succès » qu’il a enregistrés : les taliban d’Afghanistan, le Front islamique du salut (Fis) en Algérie, les « islamistes » en Somalie et au Soudan, ceux de Turquie, d’Égypte, de Tunisie et d’ailleurs ont tous bénéficié de ce soutien à un moment décisif pour leur saisie du pouvoir local. Aucune des composantes dites modérées de l’islam politique ne s’est jamais dissociée véritablement des auteurs d’actes terroristes de leurs composantes dites « salafistes ». Ils ont tous bénéficié et continuent à bénéficier de l’exil dans les pays du Golfe, lorsque nécessaire. En Libye hier, en Syrie encore aujourd’hui, ils continuent à être soutenus par ces mêmes puissances de la triade. En même temps, les exactions et les crimes qu’ils commettent sont parfaitement intégrés dans le discours d’accompagnement de la stratégie fondée sur leur soutien : ils permettent de donner de la crédibilité à la thèse d’une « guerre des civilisations » qui facilite le ralliement « consensuel » des peuples de la triade au projet global du capital des monopoles. Les deux discours – la démocratie et la guerre au terrorisme – se complètent mutuellement dans cette stratégie.
Il faut une bonne dose de naïveté pour croire que l’islam politique de certains – qualifié à ce titre de « modéré » – serait soluble dans la démocratie. Il y a certes partage des tâches entre ceux-ci et les « salafistes » qui les déborderaient, dit-on, avec une fausse naïveté par leurs excès fanatiques, criminels, voire terroristes. Mais leur projet est commun – une théocratie archaïque par définition aux antipodes de la démocratie même minimale.

Le Sahélistan, un projet au service de quels intérêts ?
De Gaulle avait caressé le projet d’un « Grand Sahara français ». Mais la ténacité du FLN algérien et la radicalisation du Mali de l’Union soudanaise de Modibo Keita ont fait échouer le projet, définitivement à partir de 1962-1963. S’il y a peut-être quelques nostalgiques du projet à Paris, je ne crois pas qu’ils soient en mesure de convaincre des politiciens dotés d’une intelligence normale de la possibilité de le ressusciter.
En fait, le projet de Sahélistan n’est pas celui de la France – même si Sarkozy s’y était rallié. Il est celui de la nébuleuse constituée par l’islam politique en question et bénéficie du regard éventuellement favorable des États-Unis et dans leur sillage de leurs lieutenants dans l’Union européenne (qui n’existe pas) – la Grande-Bretagne et l’Allemagne.
Le Sahélistan « islamique » permettrait la création d’un grand État couvrant une bonne partie du Sahara malien, mauritanien, nigérien et algérien doté de ressources minérales importantes : uranium, pétrole et gaz. Ces ressources ne seraient pas ouvertes principalement à la France, mais en premier lieu aux puissances dominantes de la triade. Ce « royaume », à l’image de ce qu’est l’Arabie Saoudite et les émirats du Golfe, pourrait aisément « acheter » le soutien de sa population clairsemée, et ses émirs transformer en fortunes personnelles fabuleuses la fraction de la rente qui leur serait laissée. Le Golfe reste, pour les puissances de la triade, le modèle du meilleur allié/serviteur utile, en dépit du caractère farouchement archaïque et esclavagiste de sa gestion sociale – je dirais grâce à ce caractère. Les pouvoirs en place dans le Sahélistan s’abstiendraient de poursuivre des actions de terrorisme sur leur territoire, sans pour autant s’interdire de les soutenir éventuellement ailleurs.
La France, qui était parvenue à sauvegarder du projet du Grand Sahara le contrôle du Niger et de son uranium, n’occuperait plus qu’une place secondaire dans le Sahélistan (2).
Il revient à François Hollande – et c’est tout à son honneur – de l’avoir compris et refusé. On ne devrait pas s’étonner de voir que l’intervention qu’il a décidée ait été immédiatement soutenue par Alger et quelques autres pays pourtant non classés par Paris comme des « amis ». Le pouvoir algérien a démontré sa parfaite lucidité : il sait que l’objectif du Sahélistan vise également le Sud algérien et pas seulement le Nord du Mali (3). On ne devrait pas davantage s’étonner que les « alliés de la France » – les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, sans parler de l’Arabie Saoudite et du Qatar – sont en réalité hostiles à cette intervention, qu’ils n’ont acceptée du bout des lèvres que parce qu’ils ont été mis devant le fait accompli – la décision de François Hollande. Mais ils ne seraient pas mécontents de voire l’opération s’enliser et échouer. Cela redonnerait de la vigueur à la reprise du projet du Sahélistan.

Gagner la guerre du Sahara
Je suis donc de ceux qui souhaitent et espèrent que la guerre du Sahara sera gagnée, ces islamistes éradiqués dans la région (Mali et Algérie en particulier), le Mali restauré dans ses frontières. Cette victoire est la condition nécessaire incontournable, mais est loin d’être la condition suffisante, pour une reconstruction ultérieure de l’État et de la société du Mali.
Cette guerre sera longue, coûteuse et pénible et son issue reste incertaine. La victoire exige que soient réunies certaines conditions. Il faudrait en effet non seulement que les forces armées françaises n’abandonnent pas le terrain avant la victoire, mais encore qu’une armée malienne digne de ce nom soit reconstituée rapidement. Car il faut savoir que l’intervention militaire des autres pays africains ne pourra pas constituer l’élément décisif de la victoire.
La reconstruction de l’armée malienne relève du tout à fait faisable. Le Mali de Modibo était parvenu à construire une force armée compétente et dévouée à la nation, suffisante pour dissuader les agresseurs comme le sont les islamistes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) aujourd’hui. Cette force armée a été systématiquement détruite par la dictature de Moussa Traoré et n’a pas été reconstruite par ses successeurs. Mais le peuple malien ayant pleine conscience que son pays a le devoir d’être armé, la reconstruction de son armée bénéficie d’un terrain favorable. L’obstacle est financier : recruter des milliers de soldats et les équiper n’est pas à la portée des moyens actuels du pays, et ni les États africains, ni l’Onu ne consentiront à pallier cette misère. La France doit comprendre que le seul moyen qui permettra la victoire l’oblige à le faire. L’enlisement et la défaite ne seraient pas seulement une catastrophe pour les peuples africains, ils le seraient tout autant pour la France. La victoire constituerait un moyen important de restauration de la place de la France dans le concert des nations, au-delà même de l’Europe.
Il n’y a pas grand-chose à attendre des pays de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao). Les gardes prétoriennes de la plupart de ces pays n’ont d’armée que le nom. Certes le Nigeria dispose de forces nombreuses et équipées, malheureusement peu disciplinées, c’est le moins qu’on puisse dire. Et beaucoup de ses officiers supérieurs ne poursuivent pas d’autre objectif que le pillage des régions où elles interviennent. Le Sénégal dispose également d’une force militaire compétente et de surcroît disciplinée, mais petite, à l’échelle du pays. Plus loin en Afrique, l’Angola (formellement membre de la Cedeao) et l’Afrique du Sud pourraient apporter des appuis efficaces. Mais leur éloignement géographique, et peut-être d’autres considérations, fait courir le risque qu’ils n’en voient pas l’intérêt.
Un engagement de la France ferme, déterminé et pour toute la durée nécessaire implique que la diplomatie de Paris comprenne qu’il lui faut prendre des distances à l’égard de ses coéquipiers de l’Otan et de l’Europe. Cette partie est loin d’être gagnée, et rien n’indique pour le moment que le gouvernement de François Hollande soit capable de l’oser.

Gagner la bataille diplomatique
Le conflit visible entre les objectifs honorables de l’intervention française au Mali et la poursuite de la ligne diplomatique actuelle de Paris deviendra rapidement intolérable. La France ne peut pas combattre les « islamistes » à Tombouctou et les soutenir à Alep !
La diplomatie française, accrochée à l’Otan et à l’Union européenne, partage la responsabilité de ses alliés dans les succès de l’islam politique réactionnaire. Elle en a fourni la preuve éclatant dans l’aventure libyenne, dont le seul résultat a été (et cela était prévisible et certainement voulu, au moins par Washington) non pas de libérer le peuple libyen de Kadhafi (un pitre plus qu’un dictateur), mais de détruire la Libye, devenue terre d’opération de seigneurs de guerre, directement à l’origine du renforcement d’Aqmi au Mali.
Car l’hydre de l’islam politique réactionnaire recrute autant dans les milieux du grand banditisme que chez les fous de Dieu. Au-delà du djihad, leurs émirs – qui s’autoproclament les défenseurs intransigeants de la foi – s’enrichissent du trafic de la drogue (les taliban, l’Aqmi), des armes (les seigneurs de guerre libyens), de la prostitution (les Kosovars).
Or la diplomatie française, jusqu’à ce jour, soutient les mêmes, en Syrie par exemple. Les médias français donnent crédit aux communiqués du prétendu Observatoire syrien des droits de l’homme, une officine connue pour être celle des Frères musulmans, fondée par Ryad el-Maleh, soutenue par la CIA et les services britanniques. Autant faire crédit aux communiqués d’Ansar Eddine ! La France tolère que la soi-disant Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution soit présidée par le Cheikh Ahmad el-Khatib choisi par Washington, Frère musulman et auteur de l’incendie du quartier de Douma à Damas.
Je serais surpris (mais la surprise serait agréable) que François Hollande ose renverser la table, comme de Gaulle l’avait fait (sortir de l’Otan, pratiquer en Europe la politique de la chaise vide). On ne lui demande pas d’en faire autant, mais seulement d’infléchir ses relations diplomatiques dans le sens exigé par la poursuite de l’action au Mali, de comprendre que la France compte plus d’adversaires dans le camp de ses « alliés » que dans celui de ses « ennemis » ! Cela ne serait pas la première fois qu’il en serait ainsi lorsque deux camps s’affrontent sur le terrain diplomatique.

Reconstruire le Mali
La reconstruction du Mali ne peut être que l’œuvre des Maliens. Encore serait-il souhaitable qu’on les y aide plutôt que d’ériger des barrières qui rendent impossible cette reconstruction.
Les ambitions « coloniales » françaises – faire du Mali un État client à l’image de quelques autres dans la région – ne sont peut-être pas absentes chez certains des responsables de la politique malienne de Paris. La Françafrique a toujours ses porte-parole. Mais elles ne constituent pas un danger réel, encore moins majeur. Un Mali reconstruit saura aussi affirmer – ou réaffirmer – rapidement son indépendance. Par contre un Mali saccagé par l’islam politique réactionnaire serait incapable avant longtemps de conquérir une place honorable sur l’échiquier régional et mondial. Comme la Somalie, il risquerait d’être effacé de la liste des États souverains dignes de ce nom.
Le Mali avait, à l’époque de Modibo, fait des avancées en direction du progrès économique et social comme de son affirmation indépendante et de l’unité de ses composantes ethniques.
L’Union soudanaise était parvenue à unifier dans une même nation les Bambara du Sud, les pêcheurs bozo, les paysans songhaï et les Bella de la vallée du Niger, de Mopti à Ansongo (on oublie aujourd’hui que la majorité des habitants du Nord du Mali n’est pas constituée par les Touaregs), et avait même fait accepter aux Touaregs l’affranchissement de leurs serfs bella. Il reste que, faute de moyens – et de volonté après la chute de Modibo –, les gouvernements de Bamako ont par la suite sacrifié les projets de développement du Nord. Certaines revendications des Touaregs sont de ce fait parfaitement légitimes. Alger, qui préconise de distinguer dans la rébellion les Touaregs (désormais marginalisés) avec lesquels il faut discuter des djihadistes venus d’ailleurs – souvent parfaitement racistes à l’égard des « Noirs » –, fait preuve de lucidité à cet endroit.
Les limites des réalisations du Mali de Modibo, mais aussi l’hostilité des puissances occidentales (et de la France en particulier), sont à l’origine de la dérive du projet et finalement du succès de l’odieux coup d’État de Moussa Traoré, soutenu jusqu’au bout par Paris. Cette dictature porte la responsabilité de la décomposition de la société malienne, de sa paupérisation et de son impuissance. Le puissant mouvement de révolte du peuple malien parvenu, au prix de dizaines de milliers de victimes, à renverser la dictature, avait nourri de grands espoirs de renaissance du pays. Ces espoirs ont été déçus. Pourquoi ?
Le peuple malien bénéficie depuis la chute de Moussa Traoré de libertés démocratiques sans pareilles. Néanmoins cela ne semble avoir servi à rien : règnent des centaines de partis fantômes sans programme, des parlementaires élus impotents, la corruption généralisée. Des analystes dont l’esprit n’est toujours pas libéré des préjugés racistes s’empressent de conclure que ce peuple (comme les Africains en général) n’est pas mûr pour la démocratie ! On feint d’ignorer que la victoire des luttes du peuple malien a coïncidé avec l’offensive « néolibérale » qui a imposé à ce pays fragilisé à l’extrême un modèle de lumpen-développement préconisé par la Banque mondiale et soutenu par l’Europe et la France, générateur de régression sociale et économique et de paupérisation sans limites.
Ce sont ces politiques qui portent la responsabilité majeure de l’échec de la démocratie, décrédibilisée. Cette involution a créé ici comme ailleurs un terrain favorable à la montée de l’influence de l’islam politique réactionnaire (financé par le Golfe) non seulement dans le Nord du Mali, capturé par la suite par Aqmi, mais également à Bamako.
La décrépitude de l’État malien qui en a résulté est à l’origine de la crise ayant conduit à la destitution du président Amani Toumani Touré – réfugié depuis au Sénégal –, au coup d’État irréfléchi de Sanogo, puis à la mise sous tutelle du Mali par la « nomination » d’un président « provisoire » – dit de transition – par la Cedeao, dont la présidence est exercée par le président ivoirien Alassane Ouattara qui n’a jamais été qu’un fonctionnaire du FMI et du ministère français de la Coopération. C’est ce président de transition, dont la légitimité est aux yeux des Maliens proche de zéro, qui a fait appel à l’intervention française. Ce fait affaiblit considérablement la force de l’argument de Paris, bien que diplomatiquement impeccable : la France a répondu à l’appel du chef d’État « légitime » d’un pays ami. Mais alors, en quoi l’appel du chef de l’État syrien – incontestablement non moins légitime – au soutien de l’Iran et de la Russie est-il « inacceptable » ? Il appartient à Paris de corriger le tir et de revoir son langage.
Surtout, la reconstruction du Mali passe désormais par le rejet pur et simple des « solutions » libérales qui sont à l’origine de tous ses problèmes. Or, sur ce point fondamental, les concepts de Paris demeurent ceux qui ont cours à Washington, Londres et Berlin. Les concepts « d’aide au développement » de Paris ne sortent pas des litanies libérales dominantes (4). Rien d’autre. La France, même si elle gagnait la bataille du Sahara – ce que je souhaite –, reste mal placée pour contribuer à la reconstruction du Mali. L’échec, certain, permettrait alors aux faux amis de la France de prendre leur revanche.

Notes
Dans le souci de conserver à cet article sa brièveté et sa centralité sur la seule question malienne, j’ai écarté des développements sur les questions majeures adjacentes, réduites à des indications en notes de bas de page, évitant ainsi de longues digressions.
L’article ne traite pas de l’agression d’In Amenas. Les Algériens savaient que s’ils ont gagné la guerre majeure contre le projet d’État dit islamiste du Fis (soutenu à l’époque par les puissances occidentales au nom de la « démocratie » !), le combat contre l’hydre reste permanent, à mener sur deux terrains : la sécurité, la poursuite du progrès social qui est le seul moyen de tarir le terrain de recrutement des mouvements dits islamistes. Sans doute l’assassinat d’otages américains et britanniques contraint-il Washington et Londres à mieux comprendre qu’Alger a opéré comme il le fallait : aucune négociation n’est possible avec des tueurs. Je ne crois malheureusement pas qu’à plus long terme cette « bavure » des terroristes infléchisse le soutien des États-Unis et de la Grande-Bretagne à ce qu’ils continuent de qualifier d’islam politique « modéré » !
(1) Ce rappel bref de ce qu’est réellement l’islam politique réactionnaire s’impose en introduction. L’utilisation stratégique des mouvements en question par les forces du capitalisme/impérialisme dominant n’exclut pas les couacs. La mobilisation d’aventuriers « djihadistes » (« terroristes ») est le moyen incontournable par lequel l’islam politique réactionnaire peut imposer son pouvoir. Ces aventuriers sont évidemment enclins à la criminalité (le pillage, la prise d’otages, etc.). De surcroît les « fous de Dieu » parmi lesquels ils recrutent leurs « armées » sont toujours, par nature, capables d’initiatives imprévisibles. Le leadership du mouvement (le Golfe wahhabite) et celui de l’establishment des États-Unis (et par ricochet les gouvernements des alliés subalternes européens) sont conscients des limites de leur capacité à « contrôler » les instruments de la mise en œuvre de leur projet commun. Mais ils acceptent ce chaos.
Il existe de sérieuses analyses de l’islam politique réactionnaire (voir entre autres Samir Amin, Le Monde arabe dans la longue durée, 2010).
Question adjacente majeure : l’islam politique réactionnaire constitue une bonne garantie que les pays qui sont ses victimes resteront incapables de rejoindre le groupe des nations émergentes. (Voir à ce sujet le chapitre consacré à cette question in, Samir Amin, L’implosion du capitaliste libéral, 2012).
(2) La France a maintenu son contrôle sur le Niger et son uranium par le moyen d’une politique « d’aide » à bon marché qui maintient le pays dans la pauvreté et l’impuissance. Voir note (4). Le projet du Sahélistan balaye les chances de la France de pouvoir maintenir son contrôle sur le Niger.
(3) Faisant contraste avec la lucidité d’Alger, on constatera le silence du Maroc, dont la monarchie avait toujours exprimé ses revendications sur Tombouctou et Gao (villes « marocaines » !) dans des discours tonitruants répétés. Une explication de ce repli de Rabat reste à être donnée.
(4) Yash Tandon (En finir avec la dépendance de l’aide, Cetim 2009) a démontré que « l’aide » associée à la conditionnalité commandée par le déploiement de la mondialisation libérale n’était pas un « remède », mais un poison. Dans l’introduction de cet ouvrage, j’en ai moi-même fourni un exemple, précisément celui du Niger.

AFRIQUE-ASIE.FR 

Pour aller plus loin :
L’Algérie, le Qatar et l’ambassade de Syrie
Le blog de Bernard Lugan