mardi 25 novembre 2008

Emmanuel Todd «Le protectionnisme n’est pas une idée du passé»


Par Michel Audétat

«Après la démocratie». Démographe et sociologue, il publie un nouvel essai qui défend l’idée de protéger l’économie européenne contre le libre-échange.


Emmanuel Todd est énervant. Il a eu raison très tôt en prédisant la décomposition du système soviétique (La chute finale, 1996 [1976! Correction de Bertrand]). Il a eu raison plus récemment en analysant l’incapacité militaire et la fragilité économique des Etats-Unis (Après l’empire, 2002). Aura-t-il encore raison avec son nouvel essai, Après la démocratie, qui oppose le libre-échange à la survie de nos régimes démocratiques?
Emmanuel Todd n’a pas fini d’énerver avec ce livre urticant, mais aussi décapant et stimulant, qui s’inscrit à la fois dans l’histoire longue et l’actualité la plus vive en plaidant la cause d’un protectionnisme européen.

Jusqu’ici l’idée protectionniste se retrouvait plutôt aux extrêmes, chez les communistes ou au Front national. On peut la purifier des idéologies qu’elle traîne derrière elle?
Mon concept est international. Je ne parle jamais de protectionnisme en l’air, mais toujours de protectionnisme européen. Pour une économie comme celle de la France, le protectionnisme national n’a aucun sens. Oui, je pense qu’il faut employer ce mot sans en avoir peur. Mais, avec le mot «européen», il permet de faire comprendre qu’il ne s’agit pas d’un retour au passé.

Si ce désir de protection correspond à l’intérêt de presque tous, comme vous le pensez, qu’est-ce qui l’empêche de se traduire en actes?
La plus importante des résistances à l’idée de protectionnisme ne provient pas des économistes et des absurdités qu’ils professent, mais de la profonde incapacité à penser collectif dans les classes supérieures. Le phénomène s’explique par des raisons culturelles et sociologiques que j’analyse dans mon livre quand je parle de la narcissisation des comportements ou de l’implosion des groupes sur eux-mêmes. Le vrai problème, c’est que les croyances collectives sont aujourd’hui en veilleuse.

Cela vous rend pessimiste?
Je pourrais l’être en effet. Les tenants du libre-échange que je dénonce inutilement depuis dix ans ont gagné contre des types comme moi. C’est le règne de la pensée zéro. Vous noterez que je ne parle pas de pensée unique, car ce serait faire un supercompliment à des gens qui ne pensent pas. Cette pensée zéro a donc réussi à écraser la pensée adverse qui, elle, existe. Mais elle a fini par se confronter à un ultime adversaire: la réalité du monde. Et cette réalité, c’est la crise! On vit donc une situation tout à fait extraordinaire de vide de la pensée, mais aussi d’urgence de la pensée. Je me demande comment ça va tourner. Mais je constate aussi que l’idée protectionniste est en train de progresser à toute vitesse.

Elle pourrait s’imposer dans le débat?
Ce qui permettrait d’envisager son émergence très rapide, c’est le niveau éducatif extraordinairement élevé des populations européennes. Un niveau jamais atteint jusqu’ici: dans un pays comme la France, un tiers des jeunes arrive au baccalauréat. Une population comme celle-là peut comprendre et bouger très vite. Etonnement, il s’est d’ailleurs écrit des choses favorables sur mes thèses protectionnistes dans des journaux comme Les Inrockuptibles ou Technikart. J’ai été stupéfait. Vous voyez, ce n’est pas une idée du passé.

En Europe, ce protectionnisme devrait permettre de résister aux délocalisations et à la pression sur les salaires. Est-ce le bon diagnostic? Les pertes d’emplois dans les industries traditionnelles ne résultent-elles pas du progrès technologique, plus que des délocalisations?
Vous me parlez d’industries traditionnelles, c’est tout de même un concept rigolo… Si vous considérez les productions effectives, le centre de gravité du monde est aujourd’hui l’Europe. Que ce soit en termes d’ingénieurs, d’ouvriers qualifiés ou de scientifiques. Votre question laisse supposer qu’il n’y aurait qu’une seule trajectoire possible dans l’histoire. On dit que c’est moderne de délocaliser. On délocalise donc en s’abandonnant à un futur qu’on pense inéluctable. Et arrive cette chose extraordinaire, la crise: en quelques mois, on s’aperçoit que ce futur inéluctable n’existe pas...
En réalité, qu’est-ce qu’on fait en délocalisant? On transfère des activités à des populations dont les coûts du travail sont faibles, ce qui ralentit la croissance de la productivité. Avant les délocalisations, l’industrie européenne semblait plutôt se diriger vers l’automation. On en parle moins aujourd’hui. Désormais, le projet industriel serait plutôt de remplacer les automates par des Chinois. Il y a donc plein de trajectoires possibles. Mais la crise actuelle va clore ce débat.

Pourquoi?
Parce que le système ne marche pas. Si vous délocalisez ce qu’il faut d’emplois productifs réels, vous assurez dans un premier temps le décollage de pays comme la Chine. Mais une fois que la bête a été plumée, une fois que les emplois ont disparu, la contraction des revenus dans les pays développés se répercute sur ces pays émergents dont les taux de croissance vont baisser à toute vitesse. Désormais, la Chine est terrorisée par les effets du libre-échange auquel elle s’est convertie de façon asymétrique et bizarre.

Est-ce qu’il n’y a pas, malgré tout, une part d’égoïsme à vouloir fermer les frontières de l’Europe aux exportations du Sud?
On se trompe en attribuant aux échanges internationaux le décollage de pays comme la Chine ou l’Inde, sans voir qu’il s’agit d’un décollage général des sociétés lié à l’alphabétisation et à ce qui l’accompagne. Le protectionnisme dont je parle est coopératif. Je recommanderais le même à la Chine, en préconisant une réorientation de ses activités vers son marché intérieur.

Quand Nicolas Sarkozy proclame sa volonté de «refonder le capitalisme», vous le prenez au sérieux?
Sarkozy est bien la dernière personne que je prends au sérieux! Je ne le connais pas personnellement, et j’en suis heureux, mais je connais son conseiller Henri Guaino: je l’ai longtemps côtoyé dans l’ex-Fondation Marc Bloch et je sais qu’il n’a pas ce qu’il faut, dans le cerveau, pour comprendre la crise et agir en conséquence. Sarkozy et son parolier Guaino pensent qu’agir, c’est faire des discours. Ils parlent sans arrêt. Comme s’ils étaient en campagne!
Comme s’ils avaient oublié qu’ils sont au pouvoir! Je vais vous donner une règle absolue pour évaluer le degré de réalisme d’un gouvernement français. S’il discute d’une réforme du capitalisme européen avec les Allemands, il peut alors jouer un rôle sur la scène mondiale: la France n’est une puissance mondiale qu’associée à l’Allemagne. Mais, s’il court de New York à Pékin en faisant des discours tonitruants, c’est Sarkozy qui agite du vent.
L’avenir, en résumé?
On est maintenant devant un choix: le libre-échange ou la démocratie. Soit les classes dirigeantes essaient de faire une politique conforme à l’intérêt de tous et passent au protectionnisme européen. Soit elles vont être contraintes de restreindre le jeu démocratique. Mais je n’imagine rien de plus affreux qu’un régime de type bonapartiste: l’avantage d’un monde amorphe, c’est qu’on n’y court pas le risque d’un régime totalitaire. •

Après la démocratie. Emmanuel Todd. Gallimard. 257p.

PS : Emmanuel Todd dédicacera prochainement ses œuvres et vous pourrez ainsi le rencontrer et lui poser des questions :
Le 25 novembre Strasbourg, Librairie Kléber
Le 28 novembre Montpellier, Librairie Sauramps
Le 2 décembre Troyes, Librairie Les Passeurs de textes
Le 11 décembre Toulouse, Librairie Ombres blanches

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