mardi 23 mars 2010

«L’électeur de droite ne s’y retrouve plus»


En 2008, dans Après la démocratie, le démographe Emmanuel Todd analysait la victoire du chef de l’Etat. Il dissèque pour Libération le vote des régionales.

Le premier tour des régionales marque-t-il la fin de l’effet Sarkozy, notamment auprès de l’électorat populaire ?

La majorité des commentaires se focalise, à tort, sur le vote de la classe populaire, dont le vote serait retourné d’où il venait: vers le Front national. Or, au sens strict, c’est-à-dire si l’on définit la classe populaire comme la classe des ouvriers et des employés, le vote FN n’a connu aucune décrue significative. En 2007, les ouvriers ont voté à 20% pour Le Pen, soit deux fois plus que la moyenne nationale : ils étaient les derniers fidèles, en particulier dans le nord et nord-est du bassin parisien. Or, dimanche - et même si le taux d’abstention doit inciter à la prudence - on retrouve le même chiffre. Au reste, il faut rappeler que, depuis 1984, le FN dispose d’un socle à 10-11%, avec des accès de fièvre jusqu’à 15 ou 16%. Dimanche, il n’a pas dépassé 12,5% : c’est donc une poussée, oui, mais d’ampleur modeste, qui a surtout permis de voir réapparaître son socle traditionnel autour de la façade méditerranéenne.

La faute au débat sur l’identité nationale ?

C’est l’analyse dominante, mais je ne la partage pas. Pour m’en expliquer, je remonterai à 2002, où le vote Le Pen rassemble à la fois une partie du peuple de gauche - les ouvriers - et une partie du peuple de droite - les artisans et commerçants - autour d’une thématique nationale et anti-immigrés. On assiste alors à un dépassement du clivage de classes. Mais ce dépassement n’a pas duré : dès 2007, les enquêtes montrent que l’immigration n’est plus au cœur des préoccupations des Français, remplacée par l’emploi et le pouvoir d’achat. Ceux des électeurs FN qui venaient de la droite choisissent d’y retourner. Ils votent Sarkozy, plébiscitant un vrai programme de classe : baisse des impôts, libéralisation du marché du travail, réduction de l’Etat… Il faut le souligner : la victoire de 2007 a été mal interprétée. Sarkozy n’a pas volé le fonds de commerce du FN, ni siphonné une pulsion identitaire, mais au contraire a profité, sans le comprendre, de l’effondrement de cette pulsion. Ce qui n’empêche pas que la dimension sécuritaire y ait eu un rôle : les émeutes de 2005, et leur étrange réactivation par les événements de la gare du Nord juste avant le scrutin, ont assuré une mobilisation sans pareil des personnes âgées. 2009 vérifie l’hypothèse : la droite et le gouvernement n’ont cessé de faire du battage autour de l’identité nationale, du renvoi de sans-papiers, de la burqa, de l’islam, la stratégie du bouc émissaire n’a jamais été poussée aussi loin et pourtant ça n’a pas marché. En réalité, ni l’électorat populaire ni l’électorat artisans-commerçants ne se détermine prioritairement à partir de cette question.

Comment, dès lors, expliquer les résultats de dimanche ?

Par la crise, tout d’abord, par son épaississement, la déroute industrielle de régions entières, le début de baisse du niveau de vie pour certains et ce constat que l’opinion commence à faire : le plan de soutien à l’activité a réussi le tour de force de relancer le CAC 40 sans faire repartir l’économie. La France, à cet égard, est dans la même situation que les autres pays industrialisés. C’est pourquoi il faut y ajouter un facteur spécifique à Nicolas Sarkozy : tout se passe comme si, pour lui, le peuple de droite n’était composé que de racistes et de super-riches. Pour plaire aux premiers, il organise le débat sur l’identité nationale ; aux seconds, il donne le bouclier fiscal. Sa proximité exhibée avec l’oligarchie, les baisses d’impôts, l’utilisation de l’appareil d’Etat au service des copains ou encore les coupes dans le budget des services publics le placent en contradiction avec le cœur de l’électorat de droite : les personnes âgées. Annoncer à la veille du scrutin une réforme des retraites après avoir attaqué ostensiblement le système hospitalier - le service public auquel les personnes âgées ont le plus souvent affaire - c’était prendre un risque électoral majeur. Selon l’enquête OpinionWay (1), l’UMP ne recueille que 38% des voix chez les plus de 60 ans contre 42% pour la gauche, en additionnant le PS, Europe Ecologie et le Front de gauche. C’est du jamais vu, d’autant, sur cette tranche, que l’abstention ne dépasse pas 39%. C’est tout le style de l’homme qui est insécurisant pour la droite : insulter un quidam au Salon de l’agriculture, placer sa progéniture à l’Epad, abandonner la diplomatie gaullienne, jouer l’ouverture. Dans la même enquête, si 41% des artisans, commerçants ont voté UMP, 38% ont choisi la gauche. Chiffre lui aussi frappant, que l’abstention dans cette catégorie pourrait expliquer en partie.

C’est la droite classique qui flanche ?

Oui, mais que la gauche ne se réjouisse pas trop vite. L’électeur de droite classique ne s’y retrouve plus, mais, s’il a une véritable identité de droite, il ne peut pas voter à gauche. Face à l’UMP transformée en club de copains sans valeurs et sans contrôle, faisant bloc autour d’un président sans boussole, son choix se limite au FN ou à l’abstention. Au point que, par défaut, le FN se retrouve presque en situation d’occuper le rôle de la droite traditionnelle. Et cela au moment même où, profitant du départ programmé de Jean-Marie Le Pen, la stratégie de sa fille est de reléguer la thématique anti-immigrés au second plan pour se concentrer sur une thématique sociale. On pourrait même envisager une permutation des places… du moins en théorie. Car, dans la réalité, les barons de l’UMP, en embuscade, restent pour Sarkozy une menace autrement plus sérieuse…

Sarkozy est-il durablement atteint ?

Depuis 2007, je ressens sa situation comme pathologique: cet homme n’est pas à sa place, son personnage est absurde, le cœur dirigeant de la France n’a aucun projet économique - par contraste, dimanche, le corps électoral s’est montré sain et raisonnable. La nouveauté est que la situation générale elle-même devient absurde. Le seul moment où le chef de l’Etat a semblé efficace a été la crise financière. Or, un an et demi plus tard, la finance est repartie de plus belle, mais pas l’emploi. Du coup, l’absurdité du personnage Sarkozy et celle du système semblent se rejoindre et fusionner, faisant du chef de l’Etat le symbole de la folie des temps.

(1) Réalisée le 14 mars auprès de 9 342 personnes.

Libé

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