Naissance et diffusion, 1789-1914
par David Todd
Le protectionnisme ne date pas des années 1930, mais a été inventé dès le XIXe siècle par des théoriciens allemands, français et américains méfiants vis-à-vis de la puissance commerciale britannique. Pour l’historien David Todd, cette généalogie – souvent méconnue – atténue les soupçons de nationalisme qui pèsent sur l’idée protectionniste.
Depuis l’accélération de la crise économique et financière en septembre dernier, une peur hante les classes politiques et médiatiques occidentales : le retour du « protectionnisme ». De sommet du G7 en sommet du G20, elles répètent que c’est la hausse des barrières douanières qui a transformé le krach de 1929 en dépression et que, pour répondre efficacement à la crise, il faut avant tout résister au « démon nationaliste » du protectionnisme, qui conduit inéluctablement à l’effondrement du commerce international et, in fine, à la guerre. Le raisonnement analogique a été une source d’inspiration formidable dans l’histoire des sciences, y compris pour la science humaine qu’est l’économie : Isaac Newton et Albert Einstein, mais aussi Adam Smith et John Maynard Keynes, y ont eu recours. Employée par des mains moins habiles, l’analogie – en particulier l’analogie historique à partir d’un seul exemple – n’est le plus souvent qu’un raccourci facile inspiré par la paresse ou la malhonnêteté intellectuelle.
Le haro actuel contre la tentation protectionniste à partir de l’exemple de 1929 en est un exemple frappant. Le recours au protectionnisme dans les années 1930 – promu, entre autres, par Keynes lui-même [1] – n’a pas été la cause principale d’une dépression provoquée par la spéculation financière et rendue dramatique par les politiques déflationnistes de Heinrich Brüning en Allemagne et de Pierre Laval en France. Au pire, dans les pays d’échelle moyenne comme l’Allemagne et la France, le protectionnisme a été une réponse inadéquate à la crise. Au mieux, comme dans le cas du Royaume-Uni et de son empire – avec les accords d’Ottawa instituant un système de « préférence impériale » entre les îles britanniques et leurs possessions outre-mer en 1932 –, il a même pu contribuer à un relèvement économique partiel en apportant un soutien à la demande de produits nationaux. Dans tous les cas, les dirigeants de l’époque, en se tournant vers le protectionnisme, commettaient la même erreur que les dirigeants actuels qui cherchent à retirer des leçons de la dépression économique précédente : c’était au protectionnisme que l’on attribuait la sortie de la grande dépression des années 1870-1880. La lutte actuelle contre le protectionnisme fait figure de ligne Maginot intellectuelle, qui interdit la tenue de débats plus substantiels sur la réorganisation du capitalisme mondial.
Pour être utile, le recours aux analogies historiques doit reposer sur plusieurs exemples et, autant que possible, la longue durée. Le protectionnisme ne date pas des années 1930. Il est le produit d’un débat intellectuel et idéologique d’une intensité exceptionnelle, qui s’est déroulé au lendemain de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, dans la périphérie immédiate du cœur industriel de l’époque, la Grande-Bretagne, c’est-à-dire en France, en Allemagne et aux États-Unis. Loin d’être lié aux idéologies totalitaires du XXe siècle ou même d’être « antilibéral », ce protectionnisme était ancré dans le libéralisme issu des Lumières et de la Révolution. Mais ses partisans le définirent comme un libéralisme réaliste, patriotique et anticosmopolite, ou encore comme l’expression d’une solidarité nationale entre classes sociales face aux contraintes du marché mondial. Paradoxalement, ce patriotisme ou nationalisme économique fut lui-même le fruit d’un débat transnational franco-germano-américain, avant que les idées protectionnistes ne s’exportent depuis le monde occidental jusqu’en Amérique Latine et en Asie orientale. Discrédité en tant que politique économique parmi les classes dirigeantes, le protectionnisme en tant qu’idéologie n’en conserve pas moins un puissant attrait parmi les électorats, notamment dans les pays où sa domination fut étroitement liée à une phase de démocratisation en profondeur de la société politique, comme les États-Unis ou la France. (...)
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