Emmanuel Todd est anthropologue, historien, essayiste, auteur d’ouvrages reconnus comme "La chute finale" (1976) , "Après l’empire" (2002) ou encore "Les Luttes de classes en France au XXIe siècle" (2020). Son dernier livre, "La Troisième Guerre mondiale a commencé", s’est écoulé à 100.000 exemplaires en 2022 au Japon. En marge de sa conférence avec David Teurtrie intitulée "Ukraine : guerre européenne, guerre mondiale ?", il a répondu aux questions d'étudiants de troisième année de la Licence de science politique de l’ICES.
Selon vous, le conflit en Ukraine reflète-il la poursuite du déclin de la Russie ou est-ce une nouvelle illustration de son retour en tant que grande puissance ?
Emmanuel Todd - "Pour moi, la Russie est redevenue, – et c’est l’un de mes points d’accord avec David Teurtrie dans son livre, "Russie Retour de la puissance" (2021) – un pays avec une économie stabilisée qui retrouve sa force mais avec l’hypothèque du déclin démographique. Je suis démographe, je suis arrivé à la conclusion semblable d’une stabilisation de la société russe que je suivais par la baisse des taux d’homicide, taux de suicide et surtout de mon indicateur fétiche qui est le taux de mortalité infantile. Sa hausse entre 1970 et 1974 était l’indicateur qui m'avait fait sentir la possibilité d’un effondrement du système soviétique. Si maintenant je vois le taux de mortalité infantile russe passer endessous du taux de mortalité infantile américain, je pense, par loyauté envers mon paramètre, que la Russie est devenue un système stable. Je ne perçois pas la Russie comme un système instable, expansif, je la perçois comme une grande nation qui reprend sa place et qui doit procéder à certaines rectifications de frontières pour que le monde redevienne normal autour d’elle. C’est un pays qui subit depuis des décennies des provocations américaines et européennes d'extensions en Ukraine, de l’Union Européenne sur le plan économique, et des Américains via l’OTAN sur le plan militaire. Je perçois, en accord avec Mearsheimer, l’invasion de l’Ukraine comme une frappe militaire défensive et préventive pour que l’OTAN s’arrête. Mais ce que j'essaye de comprendre, c’est pourquoi la Russie redevient un pays qui a un sens universel. Comme la France avec sa révolution, puis les Etats-Unis avec leur démocratie et leur puissance ont pris un sens universel à un moment de l’histoire. La Russie a eu une première phase universelle, avec le communisme qui a séduit des pays entiers et une partie des intellectuels et des classes ouvrières dans le monde. Et puis il y a eu cet effondrement du communisme et ces années 1990 terribles durant lesquelles on a cru que la Russie allait se désintégrer. Ce qui me fascine actuellement c’est de voir la Russie reprendre un sens universel très différent, avec une vision de la souveraineté des nations qu’on pourrait appeler néogaulliste. La conception d'un monde unipolaire sous direction américaine est inacceptable pour les Russes, mais il ne se contentent pas de défendre leur nation, la Russie, mais le principe même, universel, de la nations souveraine. C’est une doctrine universelle défensive des nations, succédant à l’universalisme communiste. Il y a une autre dimension universelle russe aujourd’hui, celle du conservatisme sociétal contre l'aventurisme sociétal de l'Occident. Je parle des mœurs, de la centralité des questions sexuelles dans la définition des individus, d’une conception du mariage…
Je suis absolument fasciné par la façon dont la Russie, qui séduisait un certain type de pays avec des structures familiales de type russe, séduit maintenant plus loin toutes sortes de pays qui se refusent à suivre ce qui est perçu comme un aventurisme dans le domaine des mœurs. Cela donne une situation tout à fait nouvelle où l'allié n'est pas simplement la Chine, le Vietnam ou la Serbie. On sent que la Russie séduit la Turquie d'Erdogan, l’Iran postrévolutionnaire, l’Arabie saoudite ultraréactionnaire. Une affinité morale conservatrice les rassemble. De même, l’Inde certes traditionnellement en bon termes avec la Russie pour des raisons stratégiques, se découvre sans doute avec elle aussi une affinité culturelle. Idem en Afrique. La grande surprise pour les Américains, et pour nous, c'est l'émergence d'un soft power conservateur russe."
Si l’on en croit les sondages, une majorité de la population russe semble s’être rangée derrière Vladimir Poutine. Cela traduit-il une crainte d’un effondrement rappelant les années 1990 en cas de défaite ?
Emmanuel Todd - "Il m'arrive de parler à la place des Français mais jamais je ne me permettrais de penser à la place des Russes. Je crois dans l’ensemble les sondages d'opinion qui disent que les Russes soutiennent Vladimir Poutine. Instinctivement et en tant qu’historien j'ai cru comprendre que dans l'histoire il y a un patriotisme russe assez solide et qu'effectivement, comme vous l’avez dit, la peur d’un retour au désordre des années 1990 doit être un facteur extraordinaire de solidité pour le régime de Poutine. Celui-ci incarne le retour à une vie normale et prévisible. Cette guerre qui est en cours va nous dire la vérité, elle nous dira si ces sondages d'opinion ont une vraie valeur, il faut être patient. Je suis très impressionné par ces plateaux de télévision où vous voyez une multitude d’experts autoproclamés qui prétendent tout savoir sur ce que pensent les Russes. Ils sont là, ensemble, à penser que Poutine est un monstre, que l'Ukraine est une démocratie impeccable, que l'armée russe est nulle, ils prétendent tout savoir… Alors qu’il y a beaucoup d'éléments qu'on ne peut pas connaître." Je suis absolument fasciné par la façon dont la Russie, qui séduisait un certain type de pays avec des structures familiales de type russe, séduit maintenant plus loin toutes sortes de pays qui se refusent à suivre ce qui est perçu comme un aventurisme dans le domaine des mœurs. Cela donne une situation tout à fait nouvelle où l'allié n'est pas simplement la Chine, le Vietnam ou la Serbie. On sent que la Russie séduit la Turquie d'Erdogan, l’Iran postrévolutionnaire, l’Arabie saoudite ultraréactionnaire. Une affinité morale conservatrice les rassemble. De même, l’Inde certes traditionnellement en bon termes avec la Russie pour des raisons stratégiques, se découvre sans doute avec elle aussi une affinité culturelle. Idem en Afrique. La grande surprise pour les Américains, et pour nous, c'est l'émergence d'un soft power conservateur russe."
Le conflit ukrainien a-t-il réellement une dimension idéologique et culturelle ? Dans quelle mesure cela rend-il ce conflit existentiel pour la Russie et pour les États-Unis ?
Emmanuel Todd - "On pose des questions comme est-ce que les gens du Donbass sont des Russes ? Est-ce que les gens de ce qu'on appelait Nouvelle Russie au sud entre Odessa et Marioupol sont des Russes ? Est-ce que c'était acceptable pour la Russie que le régime ukrainien tente d'éradiquer la langue russe en faisant fuir les populations locales en les forçant à parler une autre langue ? Est-ce que c'était acceptable pour la Russie de voir la construction d'une armée ukrainienne hostile ? Ici, nous ne sommes pas dans des questions de valeurs universelles, nous sommes dans le cas particulier d'une nation dans son histoire et de ce que la Russie peut accepter en termes de dégradation de son statut international ou d'oppression de ses minorités extérieures. Cette guerre a plusieurs étages : le 24 février 2022 le discours de Vladimir Poutine était clairement un défi à l'OTAN et aux États-Unis. Entre les Russes et les Américains il y a effectivement un conflit de valeurs fondamentales mais je ne sais pas si les Ukrainiens sont conscients de cela. La guerre nous dira ce qu'est l'Ukraine, je pense que tout le monde va tomber des nues. Mais est-ce que c'est vraiment un conflit de valeurs entre l’Ouest et l’Est, et le Sud ? Le livre de David Teurtrie et les paramètres démographiques évoquent une Russie qui retrouve la stabilité, le contraire d’un mystère. Le monde anglo-américain, en revanche est un vortex, une crise en développement et ses valeurs ne sont plus claires du tout pour moi. La mortalité augmente aux États-Unis et ceci est quand même ahurissant pour un pays qui est censé être le leader de l'Occident. De même, l'Angleterre connaît une crise de son système de santé, de son industrie et de son niveau de vie. Il y a un réel problème de stabilité sociale du monde anglo-américain. L'Angleterre voit son système de classe s'effondrer et elle connaît une crise culturelle. Peut-être que cela donnera quelque chose de merveilleux avec l'abolition de toutes les distinctions culturelles d'autrefois dans un monde universel de toutes les couleurs mais au stade actuel on a plutôt l'impression que cela produit un pays ivre. Liz Truss a été pour moi le moment de la révélation."
Seuls les pays occidentaux et leurs alliés ont sanctionné la Russie. Est-ce suffisant pour affirmer que l’Occident est isolé dans le conflit ukrainien ?
Emmanuel Todd - "Au départ, il y a les sanctions : les néoconservateurs américains et Bruno Le Maire pensaient que la Russie allait exploser si elle était déconnectée de SWIFT. Je pense que la Russie a tenu le premier choc seule. Et même si les Chinois et les Indiens ont été sympathiques avec les Russes, tout le monde restait très prudent dans le soutien à la Russie. J’ai donc tendance à penser que la Russie, pays de 145 millions d'habitants et de 17 millions de kilomètres carrés, produisant tout ce qu'il lui faut et étant habituée à subir des chocs, a résisté seule aux premières sanctions. C’est complètement hypothétique mais je pense que des pays de plus en plus nombreux se sont mis à activement contourner les sanctions. Les Iraniens ont par exemple envoyé des drones, mais on ne sait pas vraiment si les Chinois envoient des armements… Les raisons profondes de ce refus d'appliquer les sanctions occidentales que j’analyse en tant qu’anthropologue, spécialiste des systèmes familiaux, c'est que l'Occident et ses valeurs libérales, à travers son féminisme, son expérimentation sociétale, ses attitudes libérales sont pour moi ancrés dans ce que j'appelle les systèmes de parenté bilatéraux dans lesquelles les parentés maternelle et paternelle ont le même poids, où la structure de la famille est en général individualiste. Ces systèmes existent en Angleterre, aux États-Unis , en France ou en Scandinavie mais non au Japon ou en Allemagne. Ils se trouvent aussi en Asie du Sud-Est ou en Amérique latine et en Espagne. Ceci représente 25% de la population pour 75 % restants de la planète où les systèmes de parenté sont patrilinéaires. Ces derniers donnent une importance primordiale au père dans la définition du statut social de l'enfant, cela va correspondre le plus souvent à des structures familiales anciennes plus collectives, plus denses et plus solidaires. Cela va bien entendu être la Russie, la Chine, les deux tiers de la Turquie, l'Iran et le Monde Arabe. Ceci est la base des attitudes conservatrices vis-àvis de la révolution des mœurs occidentales. La question transgenre, dans une société patrilinéaire, c'est vraiment un problème, Il faut un système traditionnel dans lequel les femmes et les hommes ont des rôles équilibrés pour que l’idée de changement de sexe puisse s’imposer. Si vous êtes dans une culture qui vous dit qu’être un homme ou être une femme c'est vraiment différent et important ça va être plus compliqué. Mais ce n’est pas la seule raison. Selon ce système, l'Amérique latine et des pays comme le Brésil devraient tomber du côté occidental. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’on touche à cet aspect beaucoup plus politique et classique d'un anticolonialisme globalisé : tous ces peuples n'en peuvent plus de l'arrogance des Américains et de l’imposition financière et militaire de leurs règles. A mesure que les gens comprennent que la Russie ne va pas s'effondrer, augmente le nombre des pays qui osent refuser l’ordre (et bien sûr la prédation financière) américaine. La Chine parle plus fort mais même les Suisses retrouvent le courage de leur neutralité et les Bulgares se rappellent que les Russes sont pour eux un peuple frère."
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