Interview du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov accordée à l'émission Les nouvelles du samedi, 24 octobre 2015 :
Question: C'est votre
première apparition devant les caméras depuis la visite du Président
syrien Bachar al-Assad en Russie. Samedi dernier, nous parlions
justement des difficultés liées à l'envoi d'aide humanitaire de Russie
en Syrie - la Bulgarie avait fermé son espace aérien et l'aide avait dû
être acheminée via la Roumanie. Dans ce contexte, l'arrivée du Président
syrien Bachar al-Assad a sûrement été une véritable opération
spéciale... Comment est-il arrivé en Russie, si ce n'est pas un secret?
Sergueï Lavrov: Je
n'entrerai pas dans les détails. L'important est que le Président syrien
Bachar al-Assad se soit rendu à Moscou, se soit entretenu avec le
Président russe Vladimir Poutine avant de revenir en Syrie.
Question: Son
apparition à Moscou montre que la Russie mise aujourd'hui
essentiellement sur Bachar al-Assad, qui bénéficie de son soutien
militaire. Parlerez-vous avec d'autres acteurs en Syrie?
Sergueï Lavrov: Depuis
quatre ans pratiquement, tous les dirigeants de divers groupes
d'opposition se sont rendus en Russie, sans exception, y compris la
Coalition nationale, les Frères musulmans et le Comité de coordination
national de Syrie.
Question: Que la Ligue arabe qualifiait d'"unique représentant légitime".
Sergueï Lavrov: La
Ligue arabe parlait ainsi de la Coalition nationale. Nous avons reçu
cette dernière, ainsi que des opposants qui n'étant pas des émigrants et
ont toujours travaillé en Syrie pour la démocratisation du pays et la
prise en compte de leurs approches. C'est pourquoi, quand ils se
rendaient chez nous, quand nous avons organisé deux forums spéciaux des
opposants à Moscou pour tenter de les unir sur la base constructive de
la responsabilité envers son pays, de la disposition aux négociations
pour régler les problèmes politiques de la Syrie, personne ne nous a
reproché de miser sur l'opposition. Nous n'avons jamais cessé de
travaillé ni avec le Gouvernement syrien, ni avec l'opposition. Je pense
que nous sommes probablement le seul pays à entretenir des contacts
avec toutes les forces politiques en Syrie.
Question: Les affaires des pilotes
militaires russes vont aujourd'hui très bien. L'armée gouvernementale
syrienne a la possibilité de passer à l'offensive. Dans ce contexte,
n'est-il pas dommage de tenir compte des intérêts non seulement de
Bachar al-Assad, mais aussi de l'opposition?
Sergueï Lavrov: Nous ne voulons pas
prendre en compte concrètement les intérêts d'un camp ou de l'autre.
Nous agissons pour la Syrie. Or il est important pour elle que la
situation y soit pacifique, que la guerre se termine le plus rapidement
possible et que les terroristes n'aient pas la possibilité de prendre le
pouvoir à Damas, ni ailleurs en Syrie. Je suis certains que les succès
actuels de l'armée syrienne - avec notre soutien aérien - permettent de
consolider les positions du pouvoir et doivent rendre le gouvernement
plus intéressé à promouvoir le processus de paix.
Question: En avez-vous parlé avec le Président syrien Bachar al-Assad?
Sergueï Lavrov: Nous en
avons parlé avec le Président syrien Bachar al-Assad. Il en est
parfaitement conscient lui-même, qui a d'ailleurs déclaré que la phase
militaire de la lutte antiterroriste devait être complétée par une
consolidation de la partie saine de la société et le lancement d'un
processus de paix qui assurerait la prise en compte des intérêts de tous
les Syriens sans exception, indépendamment de l'ethnie, de la
confession ou des préférences politiques dans la structure étatique et
les organismes publics.
Question: Il y a une
semaine, nous avons interviewé le Premier ministre russe Dmitri
Medvedev, qui a qualifié de "stupide" la position des États-Unis après
qu'ils ont refusé d'accepter une délégation présidée par le Premier
ministre russe comme le suggérait le Président russe Vladimir Poutine.
Néanmoins, vous partez demain à Vienne où vous rencontrerez le
Secrétaire d’État américain John Kerry, ainsi que vos homologues de
Turquie et d'Arabie saoudite. Y a-t-il des choses à se dire avec les
Américains après leur geste vis-à-vis de la délégation russe "théorique"
menée par le chef du gouvernement?
Sergueï Lavrov: Nous ne
claquons jamais la porte, nous ne prenons pas de poses offensées. A
chaque fois qu'un individu refuse d'aborder un problème sérieux, on
s'interroge sur sa vision des événements, sur ses idées pour remédier à
ce problème.
Je demanderai à John Kerry quelles sont
les idées des Américains aujourd'hui, mais cela n'ajoute certainement
pas d'autorité à un Etat s'il refuse catégoriquement une rencontre - à
tout niveau - quand une proposition de rencontre est formulée.
Quand nos collègues américains avancent
de telles initiatives nous répondons toujours, nous n'esquivons pas le
dialogue. Le fait que le Secrétaire d’État américain John Kerry a
proposé de se rencontrer demain à Vienne indique que nos partenaires
américains ont tout de même conscience de la nécessité du dialogue et du
fait que, sans la Russie, il ne permettrait pas d'apaiser la situation
dans cette région (à condition que nous voulions tous l'apaisement de la
région, et non la poursuite des perturbations et des éclatements
d’États, leur affaiblissement, le changement de régime – j'espère que
non). Quand nous avons convenu de cette réunion, John Kerry a déclaré au
téléphone: "Pourquoi avez-vous réagi ainsi à notre réaction par rapport
à la proposition de visite de la délégation de Dmitri Medvedev?". Et
comment nous aurions dû réagir? Nous avons reçu la lettre officielle de
l'Ambassadeur des États-Unis John Tefft où il est écrit: "Les Etats-Unis
déclinent la proposition de la Fédération de Russie d'envoyer à
Washington cette délégation". John Kerry m'a dit: "Tu sais, il ne faut
pas le prendre si littéralement parce que nous sommes en cours de
processus. Les conditions ne sont pas encore réunies pour un tel
contact. Travaillons pour l'instant au niveau ministériel, puis nous
seront prêts à examiner vos autres idées".
Question: Cette composition de la réunion à Vienne - seulement les Américains, les Turcs et les Saoudiens - vous suffit-elle?
Sergueï Lavrov: Bien
sûr que non. En acceptant ce format nous avons dit à plusieurs reprises
que nous étions convaincus de l'inutilité de créer un "cercle extérieur"
de soutien au processus de paix syrien sans l'Iran. Nous sommes
également persuadés que dans les conditions actuelles, il est crucial
d'inclure à ce groupe l’Égypte, le Qatar, les EAU et la Jordanie.
D'ailleurs, certains de ces pays pourraient très bien être représentés
demain par leurs ministres, mais dans le cadre de réunions parallèles.
Ils ont exprimé leur souhait de s'entretenir avec nous et nous y sommes
prêts.
Question: Que
reste-t-il aux Européens dans cette histoire? Rester assis à attendre et
regarder les Américains poursuivre leurs bombardements et accueillir
les réfugiés? Ou seront-ils impliqués dans le processus de paix syrien?
Sergueï Lavrov:
J'espère que l'Union européenne comprend enfin aujourd'hui que se
"distancer" des affaires syriennes est inadmissible pour elle. En effet,
peut-être que la vague de migration a "appuyé sur la détente", bien
qu'ils ne soient qu'environ 700 000 migrants, ce qui est peu par rapport
au nombre d'Ukrainiens accueillis par la Russie et qui restent sur
notre territoire.
Question: Par rapport aux Syriens qui ont fui en Jordanie et en Turquie, d'ailleurs.
Sergueï Lavrov: C'est
comparable approximativement à l'afflux de réfugiés syriens dans les
pays de la région, dont personne ne parlait jusqu'à ce que la migration
ne frappe l'Europe. Cet intérêt purement pragmatique du Vieux continent
doit être complété par son implication politique dans le processus de
paix. L'UE doit reconnaître les causes premières de la crise migratoire
et du chaos au Moyen-Orient. Ses membres osent enfin se souvenir de
l'Irak et de l'échec de la "démocratisation" du pays qui a tourné à la
menace très grave de l'éclatement de la nation et à des frictions
interconfessionnelles. On commence déjà à citer l'exemple plus récent de
la Libye, qui s'est transformée en couloir de contrebande de migrants
incontrôlée de nombreux pays d'Afrique du Nord et même d'Afrique noire.
On commence à rappeler le traitement qui a été réservé au dirigeant
libyen Mouammar Kadhafi en s'appuyant sur les illusions selon lesquelles
en renversant un dictateur la démocratie s'enracinerait d'elle-même. Je
suis sûr que la plupart des politiciens sérieux en ont tiré de leçons
et qu'une vision juste de la situation mûrit par rapport à la Syrie,
malgré la rhétorique anti-Assad de "démocratisation" qui perdure. Cela
nous permet d'espérer pouvoir promouvoir, dans un avenir prévisible, le
processus de paix - faire asseoir tous les Syriens à la table des
négociations en utilisant tous les acteurs extérieurs. Les acteurs
extérieurs ne décideront rien à la place des Syriens, nous devons les
pousser à élaborer eux-mêmes le modèle de la vie future dans leur pays
où les intérêts de tous les groupes confessionnels, ethniques et
politiques seraient garantis.
Bien sûr, il faut se préparer aux élections législatives et à la présidentielle.
Question: Sont-ils
prêts? Les intérêts des acteurs extérieurs sont-ils protégés si l'on
prend l'exemple de la base russe sur la côte syrienne en Méditerranée?
Sergueï Lavrov: Ce
facteur a déjà été reconnu par tous. L'action de nos forces militaires
en Syrie est perçue par la plupart (et même publiquement par certains)
comme la réponse la plus efficace à la menace terroriste, notamment
après plus d'un an d'intervention de la coalition américaine contre
l'EI, qui n'a fait qu'élargir ses conquêtes territoriales au cours de
cette période. Je le répète, c'est une grande erreur des Américains que
de refuser de coordonner avec nous leur campagne antiterroriste. Nous
sommes prêts au maximum à une telle coordination. De plus, nous sommes
prêts à inclure l'opposition patriotique, y compris apporter un appui
aérien à l'Armée syrienne libre, mais on refuse de nous fournir des
informations sur l'endroit où, selon les estimations américaines, se
trouvent les terroristes et les opposants patriotiques. L'important pour
nous est de pouvoir contacter les hommes qui représenteront tels ou
tels groupes qui combattent le terrorisme.
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