Arrivé à mi-mandat, Barack Obama a réalisé une bonne part de son programme: réforme du système de santé, retrait d’Irak, mesures destinées à moraliser Wall Street… Comment expliquer alors son impopularité?
C’est très bien qu’il ait pris ces mesures, mais elles n’ont pas remis sur pied l’économie américaine. Les Etats-Unis se traînent dans une dépression de longue durée, avec des taux de chômage qui ont rejoint les niveaux européens. Elu dans un climat de panique économique, Barack Obama n’a pas tiré l’Amérique de son bourbier et il est donc tout à fait normal qu’il ne soit pas populaire. Mais il y a aussi une part de non-dit dans sa situation. Même si personne n’en parle, la question de la couleur de peau reste présente dans le subconscient américain. Toute analyse de la popularité d’Obama devrait en tenir compte.
Son élection avait été pourtant un grand symbole d’intégration raciale. Il ne reste rien de l’élan qui l’avait porté à la présidence?
Il était aberrant de penser que l’arrivée au pouvoir d’un président noir aurait signé la fin de l’organisation raciale de la société américaine. Le racisme est loin d’avoir disparu. Quand on travaille sur les questions d’assimilation, on s’aperçoit, par exemple, que les taux de mariages mixtes restent très faibles. Et la crise économique n’arrange rien. Pour que la machine d’intégration fonctionne, il faut que la machine économique fonctionne aussi pour aspirer les nouveaux immigrés et assurer une mobilité sociale ascendante. Mais quand l’économie se grippe, les derniers arrivés restent en bas.
Le premier président noir des Etats-Unis n’est donc pas arrivé au bon moment?
Son problème, c’est qu’un soupçon de différence ne cesse de peser sur lui. Comme il doit toujours prouver qu’il est bien un Américain standard, sa main est faible. A cet égard, il est tout le contraire d’un Franklin Roosevelt dont la famille avait déjà donné un président aux Etats-Unis. En 1932, il avait été élu à la présidence sur un programme qui n’avait rien de radical. Et s’il a été capable de faire virer la machine économique pour l’engager dans les grandes réformes du New Deal, c’est précisément parce qu’il provenait du cœur de l’establishment. Obama n’a rien de tout ça. C’est un type étonnant, d’une intelligence supérieure. Mais il n’est pas le mieux placé pour faire virer le système en période de crise: le centre gauche aurait été plus efficace avec un président issu de l’establishment.
A l’inverse, cette situation a favorisé l’essor du mouvement populaire des «Tea Parties» qui dénonce l’«étatisme» et le «collectivisme» d’Obama.
Le «Tea Party» illustre sur un mode hystérique les tendances régressives que l’on trouve dans la société américaine. Elles sont culturellement profondes. En travaillant sur les Etats-Unis, j’avais noté, par exemple, la stagnation des niveaux éducatifs. Pour être honnête, je dois toutefois ajouter que ces tendances régressives s’observent aussi dans d’autres pays. Naguère, les Français pouvaient encore se dire que les Américains étaient vachement bizarres… Mais avec le président qu’on a en France, avec l’allure que prennent l’UMP et le débat absurde sur l’intégration des immigrés, je n’oserais plus dire que l’Amérique est très différente de l’Europe.
Que pensez-vous de la thèse que développe Ariana Huffington dans un livre qui a choqué l’Amérique: «Thirld World America»? Selon elle, les Etats-Unis seraient engagés dans un processus de tiers-mondisation…
Cette idée nous ramène au tournant historique majeur que nous vivons. Avant la crise, le discours des ultralibéraux consistait à dire: «Nous avons lancé une révolution économique dure mais géniale; les inégalités de revenus augmentent, mais cette hausse est compensée par l’élévation globale du niveau de vie et, au final, tout le monde sera bénéficiaire.» Désormais, on est entré dans une phase où les inégalités continuent à augmenter alors que le niveau de vie d’une bonne partie de la population commence à baisser. Dans ce contexte, je ne suis pas surpris qu’apparaissent des prédictions catastrophistes comme celles d’Ariana Huffington. En Europe, on connaît ça. En France, notamment, on ne manque pas d’intellectuels «déclinistes» ou dépressifs. Mais si l’on considère que la civilisation américaine était caractérisée par l’optimisme, cela marque une sacrée inversion de tendance!
Dans votre livre de 2003 sur la «décomposition du système américain», «Après l’empire», vous écriviez que les Etats-Unis constituent un «facteur de désordre international». Vous maintenez ce jugement?
Même si Obama a intensifié la guerre en Afghanistan, la politique extérieure des Etats-Unis a perdu sa dimension hystérique. En revanche, l’Amérique reste un facteur de désordre par son système économique qui est au cœur du système mondial. Mais je pourrais en dire autant de l’Europe où se trouve le véritable centre de gravité industrielle du monde, et non aux Etats-Unis. Cette Europe est un espace de non-décision, en cours de désintégration, avec une Allemagne qui n’est plus solidaire de personne. En ne jouant pas le rôle qu’elle pourrait jouer avec son potentiel économique et technologique, l’Europe participe, elle aussi, au désordre du monde.
Vous ne faites donc plus guère de différences entre l’Amérique et l’Europe?
La crise économique a marqué la fin d’une époque. Désormais, ça patine de la même manière des deux côtés de l’Atlantique, ce qui nous permet de mieux comprendre les Américains. Ce que tous les acteurs économiques ont compris, sauf peut-être les économistes eux-mêmes, c’est que les plans de relance ne relancent guère que l’économie des pays émergents: dans une économie ouverte, si vous recréez de la demande dans des pays à taux de salaires élevés, c’est l’économie chinoise, indienne ou brésilienne que vous allez relancer. Le problème de l’Europe, c’est qu’elle est incapable de se penser de façon autonome et de s’organiser. Il y a chez elle une volonté de croire contre vents et marées à la centralité des Etats-Unis. Après le déclenchement de la crise financière, à l’automne 2008, les Européens se sont précipités à Washington pour participer à un sommet du G20: c’est un peu comme si des gens attaqués par des gangsters n’avaient rien de plus pressé que d’aller prendre un verre chez ceux qui viennent de les dévaliser!
* Gallimard réédite ces jours-ci «Après la démocratie» d’Emmanuel Todd en format de poche: Folio actuel numéro 144, 320 p.
France et musulmans
Dans un message audio qui vient d’être rendu public par la chaîne Al Jazeera, Ben Laden menace pour la première fois la France. Que vous inspire ce changement de cible?
A l’époque où se profilait la guerre d’Irak, la France était en pointe contre l’intervention, mais elle a fait volte-face. Il y a eu cet incroyable chassé-croisé: alors que Barack Obama a choisi la voie d’une plus grande modération à l’égard du monde musulman, Nicolas Sarkozy s’est mis à parler plus brutalement que les Etats-Unis. On l’a vu à propos de l’Iran. Mais il y a aussi un discours sarkozyste hostile à la Turquie. Et, en France, une politique de désignation des musulmans comme boucs émissaires. Cette confrontation à hauts risques avec le monde musulman peut être qualifiée d’antinationale et on pourrait dresser la liste de ses effets négatifs. A commencer par le fait que la France se fait prendre des otages dans sa zone d’influence africaine. Et maintenant, cerise sur le gâteau, Al-Qaida la désigne comme l’ennemi principal. C’est le résultat de Sarkozy qui est tout à fait incompétent en politique internationale. En face de lui, il a des gens qui sont certes des terroristes, mais qui lisent la presse et savent parfaitement ce que dit la France.
Ben Laden et Todd
Ils lisent la presse, mais aussi vos livres… En 2007, Ben Laden s’était référé à votre essai «Après l’empire» dans un de ses messages. Vous en savez un peu plus sur ce qui a pu le pousser à y faire allusion?
Je n’en sais pas plus et je ne veux pas en savoir plus! Mais vous vous rendez bien compte que si les gens autour de Ben Laden ont attiré son attention sur les modestes ouvrages d’un petit chercheur français comme moi, ils savent a fortiori ce que fait Sarkozy. L’idée que la France puisse mener une politique antimusulmane à l’insu d’Al-Qaida est totalement folle.
Michel Audétat - Le Matin Dimanche
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