mardi 9 avril 2019

Burke, la Russie et les transgenres, par Emmanuel Todd


Publié dans la Revue Books (02/19)

Depuis trois siècles, il n’existe qu’un seul foyer authentiquement révolutionnaire sur la Planète : le monde anglo-saxon. Et qu’un seul contrepoids véritable à sa frénésie disruptive : la Russie, dont la prudence, inévitablement, irrite.

Le Britannique Edmund Burke, on le sait, est l’un des pères de la pensée conservatrice. Il a été l’un des premiers – dès l’automne 1790 – à proposer une critique, restée célèbre, de la Révolution française. Il dénonçait un projet théorique, systématique, théologique, abstrait. Le mot qui revient le plus sous sa plume pour décrire l’objet de son aversion est celui de « métaphysique ». Il lui oppose un concept, un seul : celui de « raisonnable ». A une époque – la nôtre – où l’on vit de nouveau en plein projets métaphysiques – l’euro, l’Union européenne – qui nient la réalité historique et anthropologique des nations et envisagent de faire disparaître tous les encadrements traditionnels, il peut être tentant de revenir à une vision burkienne du monde, d’essayer de retrouver, face aux politiques de la table rase, un certain bon sens anglais. On aurait tort de s’en priver. Même si l’histoire a donné tort à Burke.

N’en déplaise à ce dernier, la Révolution française, malgré ses excès, a eu, dans l’ensemble, un bilan très positif. Même les Anglo-Américains le reconnaissent aujourd’hui. Dans leur ouvrage de référence Why Nations Fail, Acemoglu et Robinson estiment qu’elle a élargi, ouvert au Continent et, de là, à la Planète entière, les acquis de la révolution anglaise de 1688 (1). Et on peut difficilement nier, qu’hormis en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, le système métrique, ce projet métaphysique s’il en fut, a été un immense succès.

Au cœur de la démonstration de Burke, on trouve, en fait, une grande escroquerie : il présente l’histoire anglaise comme paisible, évolutive, respectueuse du passé ; la liberté n’y serait rien d’autre qu’un vieil héritage. En contraste, il se moque de la volonté de rupture radicale des Français. Quand on connaît les histoires anglaise et française, c’est parfaitement ridicule. On débat encore sur la date du démarrage de la Révolution industrielle : 1760 ou 1780. Ce qui est sûr, c’est qu’il a eu lieu en Angleterre et qu’en 1790, au moment où Burke écrit, il a déjà commencé à bouleverser le pays : le mouvement des enclosure est achevé et la totalité de la paysannerie pauvre a été liquidée. Par aveuglement ou mauvaise foi, Burke ne comprend pas que les vrais révolutionnaires, le peuple qui est capable de mener à bien un projet abolissant les traditions passées, ce ne sont pas du tout les Français, ce sont les Anglais. Plaçons-nous en 1840 : la France, à l’issue de sa révolution et de plus de deux décennies de guerre, a supprimé les droits féodaux et introduit l’égalité devant la loi, mais le système de mœurs y reste à peu près inchangé. La France est toujours la France, une société très majoritairement rurale. L’Angleterre, elle, en 1840, n’est plus l’Angleterre. La monarchie est toujours là, certes, mais la paysannerie a été complètement déracinée et un énorme prolétariat s’est constitué.

Il faut l’accepter : depuis le XVIIe siècle, le monde anglo-américain constitue le foyer révolutionnaire fondamental, le lieu de transformation de l’histoire humaine et les autres pays se contentent de suivre, de plus ou moins bon grès, ses impulsions. On a de nouveau pu le vérifier, au cours des dernières décennies : le thatchérisme et le reaganisme ont dévasté la structure sociale de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, liquidant non plus la paysannerie, mais la classe ouvrière. Avec une génération de retard, Emmanuel Macron rêve de les imiter – au moment même où le Brexit et l’élection de Trump remettent en cause le néolibéralisme, où on assiste à un nouveau tournant, à la dernière en date de ces ruptures radicales dont les Anglo-Américains sont coutumiers.

Mais le bouleversement le plus intéressant dont ces pays nous offre le spectacle actuellement n’est peut-être pas d’ordre socio-économique. Il concerne les mœurs. Il ne s’agit pas de l’émancipation des homosexuels, qui n’est après tout qu’un retour à l’état naturel des choses : jusqu’à ce que les grandes religions monothéistes en décident autrement, il y avait toujours eu une place pour l’homosexualité dans la vie d’homo sapiens. Si l’on raisonne en termes burkiens, on pourrait être tenté de dire que nous assistons à une restauration de l’ordre ancien : enfin nous échappons à la révolution judéo-christiano-musulmane !

Bien plus perturbante me semble la question transgenre. On a affaire là à des personnes qui considèrent que leur sexe biologique n’est pas leur sexe mental, qu’il y a eu erreur, et qui parfois envisagent une transformation hormonale ou chirurgicale. Burke s’horrifiait de la division de la France en départements de taille égale. On n’ose imaginer ce qu’il penserait d’un projet de société où les gens peuvent ne pas garder le même sexe d’un bout à l’autre de leur vie.

Les transgenres, toutes catégories confondues, aux Etats-Unis, représenteraient 0,3 % de la population et, chez les jeunes, 0,7%. Des chiffres invérifiables, à prendre avec réserve, qui donnent néanmoins une idée du poids réel des transgenres : il est insignifiant. Et pourtant ces questions obsèdent les sociétés anglo-américaines. Il y a peu, je lisais encore dans le New York Times un article très émouvant d’une transgenre qui expliquait qu’on allait lui fabriquer un vagin artificiel, que cette opération ne la rendrait pas heureuse, mais que c’était une nécessité intrinsèque malgré tout.

Il peut sembler baroque de mettre en rapport cette obsession avec le russophobie. Mais c’est ce que j’aimerais essayer de faire. Quand on lit la presse anglo-américaine, s’y manifestent actuellement deux grandes pentes d’irrationnel : la place disproportionnée accordée au débat sur les transgenres et l’hostilité viscérale à la Russie – pays qui, avec ses 144 millions d’habitants, ne représente plus un danger géostratégique réel pour les Etats-Unis, mais continue à être traité comme une puissance maléfique. Le devoir d’un chercheur est d’essayer de voir s’il n’existerait pas un lien entre ces deux obsessions. Or, il y en a un, évident : ces dernières années, les questions de mœurs ont fait irruption dans les relations internationales – tout particulièrement lorsqu’il est question de la Russie. Au lieu de parler d’équilibres militaires et stratégiques, on s’est mis à reprocher à la Russie son homophobie (dans un contexte, rappelons-le, où le grand ami des Etats-Unis est l’Arabie saoudite !) Souvenons-nous comment, en 2014, lorsque le travesti autrichien Conchita Wurst a remporté l’Eurovision, la réaction critique de Vladimir Poutine à cette victoire a déclenché une levée de bouclier de l’Union européenne ! (Conchita Wurst a même été invitée à chanter devant le Parlement de Strasbourg et y a été ovationnée.)

Face à un monde anglo-américain révolutionnaire sur le plan des mœurs, qui cherche à définir une nouvelle identité humaine – qui a peut-être raison, peut-être tort (compte tenu de mon âge, mon opinion n’a pas grand intérêt, je ne serai pas là pour voir à qui l’histoire donnera raison) – on a une Europe continentale qui essaie de suivre vaille que vaille et une Russie qui, elle, ne suit pas du tout. Cela ne l’empêche pas, soit dit en passant, d’être l’un des pays les plus féministes du monde. Si l’on regarde la proportion de femmes qui font des études supérieures par rapport à la proportion d’hommes, en haut de la liste en Europe, à 143 femmes pour 100 hommes, on trouve la Suède, puis juste derrière la Russie, à 130 femmes pour 100 hommes. En termes d’études supérieures (un critère très significatif), la Russie est donc plus féministe que la France ou que le monde anglo-américain. Mais les femmes, mêmes éduqués, s’y déclarent homophobes !

Pendant tout le XXe siècle, la Russie a incarné la Révolution. Il est peut-être temps d’accepter le fait que c’était là un contresens, que, sur la longue durée, le rôle historique de ce pays est plutôt un rôle de conservation et de freinage, qu’elle incarne – bien mieux que l’Angleterre – la grande puissance conservatrice rêvée par Burke. Marx et Engels ne l’ont jamais considéré autrement et ils l’exécraient pour cette raison (même si le premier, ayant trouvé un bon lectorat en Russie, a fini, vanité d’auteur oblige, par vanter les mérites de la commune russe). Le terme de « russophobie » revient sans cesse dans l’admirable livre que Miklos Molnar à consacré à « Marx, Engels et la politique internationale » : pour qualifier l’attitude des marxistes ! (2)

La période soviétique fut-elle alors une aberration, une parenthèse ? Si l’on considère qu’une révolution, une vraie révolution, marque un réel changement des modes de production, des mœurs, des valeurs, un saut en avant vers la modernité, force est de constater que la révolution russe n’a de révolution que le nom. Encore une fois, depuis le XVIIe siècle, les impulsions révolutionnaires authentiques, les véritables transformations de l’économie, des mœurs, de la société viennent du monde anglo-américains. Elles sont facilitées par une structure familiale plastique, nucléaire, par les ruptures générationnelles qu’elle permet. Les pays du continent ne font qu’y réagir et ils sont sans arrêt tiraillés entre leurs désirs de rattrapage et de contestation. Dans tous les cas, ils se situent toujours par rapport à cette impulsion qui leur extérieure et qu’ils essaient d’adapter à leurs propres traditions familiales. Les révolutionnaires français de 1789 voulaient juste rattraper la Glorious Revolution de 1688 (dès 1734 et ses Lettres Anglaises, Voltaire donnait le voisin d’outre-Manche en modèle). Ils y ont introduit la notion d’égalité car, si la culture du bassin parisien est, comme la culture anglaise, individualiste, elle est aussi fortement égalitaire. En Allemagne, dont les valeurs familiales sont autoritaires et inégalitaires, la négation du libéralisme occidental et de l’idée de révolution a mené à une révolution d’un genre particulier : le nazisme.

Le même raisonnement s’applique aux Russes. La structure familiale russe se caractérise par un mélange d’égalitarisme et d’autoritarisme : elle est très autoritaire sur le plan du rapport entre générations, très égalitaire en ce qui concerne le rapport entre frères et entre sexes. La famille paysanne russe traditionnelle, en réunissant sous un même toit plusieurs générations et plusieurs frères mariés, pouvait atteindre une taille gigantesque. C’est ce que j’ai appelé dans mes ouvrages la famille « communautaire ». La construction du communisme peut être interprétée comme une façon d’intégrer la modernité, de tenter de rattraper l’Angleterre et les Etats-Unis, sans sortir de ce communautarisme. Dans toute sa violence, la révolution russe n’a été qu’un suprême effort du conservatisme.

En vérité, la Russie n’a jamais aspiré à l’individualisme. Certainement pas sous le régime des tsars qu’abominaient Marx et Engels, ni non plus par la suite : je ne décrirais pas la Révolution russe comme très individualiste. Et il me semble que le genre de démocratie autoritaire qui existe aujourd’hui ne l’est pas particulièrement non plus. (Cette expression de « démocratie autoritaire » n’a rien de péjoratif, ce n’est qu’une façon d’accepter la Russie telle qu’elle est. Peut-être, cela dit, devrait-on parler plutôt de « démocratie communautaire ».)

Les révolutions que nous vivons ces derniers temps sont censées être les poussées extrêmes, les ultimes conséquences des principes de liberté de l’individu : on veut aller au-delà de l’individualisme bourgeois du XIXe siècle, au-delà de l’individualisme sexuel des années 1970-1980, se libérer de l’individu tel qu’il est défini par la nature. Et, bien entendu, la Russie, avec sa forte tradition d’encadrement de l’individu par la collectivité, se montre réticente à franchir le pas. C’est pour cela qu’elle est haïe : pour ce conservatisme, qui est peut-être de la prudence. Car les sociétés anglo-américaines sont rongées par l’angoisse de se tromper.

Dire que le sexe tel qu’on l’observe à la naissance n’est peut-être que l’apparence des choses est d’une radicalité inédite. J’ai relu récemment l’anthropologue et féministe Margaret Mead : le clivage homme-femme et la spécialisation des rôles entre les deux sexes constituent un tel universel d’organisation pour toutes les sociétés qu’il n’est pas concevable que le projet de « sexe flottant », pour ainsi dire, ne crée au plus profond de l’inconscient des sociétés les plus avancées une véritable inquiétude. Or, quand on est inquiet sur ce qu’on fait soi-même, on devient assez hostile au voisin qui refuse de prendre le même risque. On se demande inévitablement, de façon latente, si ce n’est pas lui qui fait le bon choix, qui, en l’occurrence, serait le choix du conservatisme de mœurs.

Je pense que la raison pour laquelle la Russie est tellement haïe, ce n’est pas du tout parce qu’elle est menaçante en termes géopolitiques. Elle agace un peu par son rétablissement géostratégique et militaire, qui ennuie beaucoup les vieux géopoliticiens gâteux du Pentagone, mais rien là d’insurmontable. Si la Russie suscite une telle aversion, c’est que parce que c’est un pays prudent par rapport à un monde occidental qui, lui, est peut-être en train de devenir imprudent. Et qui, pour se rassurer, ne désire rien tant qu’entraîner tout le monde avec lui – dans l’inconnu.

Notes

(1) traduit en français sous le titre Prospérité, puissance et pauvreté. Pourquoi certain pays réussissent mieux que d’autres (Markus Haller, 2015). Voir sur cet ouvrage Books n°42, avril 2013.

(2) Marx, Engels et la politique internationale, Gallimard, 1975.

Emmanuel Todd est historien et anthropologue. Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine (Seuil, 2017) est son dernier ouvrage paru.

Propos recueillis par Baptiste Touverey.

Le livre

Réflexions sur la révolution en France, traduit de l’anglais par Pierre Andler, Les Belles Lettres, 803 p., 17 €.

Les-Crises

2 commentaires:

  1. Je vis en Russie, et je n ai jamais entendu des discutions sur des minorites Ce n est pas ce qui preoccupe en priorite ,me semble t il, la population Russe

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est bien ce qui énerve l'anglosphère et ses dépendances, justement.

      Supprimer