L'anthropologue et historien français Emmanuel Todd.
Image: Steeve Iuncker-Gomez
Dans « Après la démocratie », vous avez analysé l’élection de
Nicolas Sarkozy comme un symptôme des maux de la société française. Que
dire de celle de François Hollande, investi hier?
Cette élection est très importante. On a dit que c’était un référendum
pro ou anti Sarkozy. C’était de fait un référendum sur l’identité
nationale avec cette question: Qu’est-ce que la France ? La France
est-elle encore celle de l’idéal de 1789 ou se définit-elle
aujourd’hui, dans un espace mondialisé, sur des critères ethniques ? A
mes yeux, Nicolas Sarkozy qui a fait une campagne à l’extrême droite,
dans ce que j’appelle une pédagogie du mal. Il a été le candidat d’une
pathologie, d’une déviation de ce qu’est la tradition nationale porteuse
d’universalité et d’égalité. François Hollande a fait sourire en se
déclarant un président normal. Il était en fait celui de la normalité
nationale. Et il a d’ailleurs fait campagne sur ces thèmes. Il y a une
illusion dans la démocratie. Les gens pensent qu’ils ont choisi un
homme, mais en réalité les Français ont dit ce qu’ils étaient. Un
peuple qui vote, dit comment il se juge lui-même. Le résultat a été
tangent. Mais les grandes décisions historiques ne se prennent pas à une
large majorité.
Pensez-vous que le couple franco-allemand peut rester le pilier de l’Union ?
La réconciliation franco-allemande après la guerre, il fallait la faire.
Mais, se réconcilier, ce n’est pas décider qu’on est pareil. L’histoire
de l’Europe, c’est ça. Au départ, c’est un projet construit sur un
modèle franco-compatible, avec des nations à égalité de voix, quelle que
soi leur taille ou leur puissance. Avec la mise en hiérarchie des pays
membres avec l’Allemagne au sommet, la France en brillant second et les
pays latins en queue de liste, on est passé à un modèle plus
hiérarchique, à une conception plus allemande, du point de vue des
rapports entre structures familiales et idéologies. Mais l’Allemagne
n’a pas de véritable aspiration à la domination. Le problème de ce type
de société construit sur le modèle autoritaire, c’est que quand il n’y a
plus personne au-dessus d’eux, cela peut déraper. Or, l’Allemagne
c’est largement émancipée des Etats-Unis. Même Brzezinski pose la
question d’une tentation, d’un retour d’une politique bismarckienne de
puissance indépendante, avec les accords stratégiques sur l’énergie avec
la Russie, par exemple. Il y a des signes qui montrent qu’elle se
comporte comme une grande puissance maintenant. Il n’y a pas que les
diktats à la Grèce. En revanche, les Japonais, qui ont aussi une
structure autoritaire, ne veulent plus être en situation de domination
et ont fait le choix d’être le petit frère des Etats-Unis.
Vous
faites le constat d’un échec de la monnaie unique. L’Allemagne menace
aujourd’hui la Grèce d’une sortie de l’euro. Cela signifie quoi pour
vous ?
D’abord, il faut savoir que si l’euro s’effondre, c’est
l’Allemagne qui sera le pays le plus touché parce qu’il est le pays le
plus exportateur. En 1929, ce sont les Etats-Unis et l’Allemagne qui
ont souffert le plus du krach boursier parce que ces deux pays étaient
les deux plus grandes puissances industrielles de l’époque. Les
Allemands ont parfaitement compris qu’avec un retour aux monnaies
nationales, tout le monde va dévaluer autour d’eux pour se protéger des
exportations allemandes. Et l’Allemagne retrouve le mark et est
étranglée. C’est pour cela que les dirigeants allemands vont toujours
plus loin dans la menace qu’ils ne le peuvent. La réalité c’est que les
gens qui sont vraiment traumatisés par la disparition de l’euro, ce
sont les dirigeants allemands. En revanche, les Grecs et les Français
veulent rester dans l’euro pour des raisons plus irrationnelles. Parce
qu’il y a un côté magique à la monnaie, parce qu’ils n’y comprennent
rien. Ils ne se rendent pas compte que la fin de la monnaie unique leur
ferait beaucoup de bien.
Vous dénoncez une sorte de complot de
l’oligarchie financière et mondialiste contre la démocratie. Faites
vous du Davos du Forum mondial ou de la Genève de l’OMC, des capitales
de ce que vous détestez ?
D’abord Davos, ça n’a pas beaucoup
d’importance. Quant à Genève, ce n’est pas seulement l’OMC, c’est aussi
le siège de l’Organisation internationale du travail et de nombreuses
institutions internationales. . L’OMC , ce n’est pas le problème. Si on
passe au protectionnisme régionalisé, il faudra juste virer Pascal Lamy.
Le problème, c’est le libre-échangisme actuel de l’OMC. Quant à
Genève, c’est une grande ville francophone qui a un tel rôle
international. Genève est une vraie chance pour la France. Si la France
veut se suicider elle n’a qu’à critiquer Genève. Ou Bruxelles. La
France doit immensément plus qu’elle ne le croit à ces deux grandes
villes francophones qui échappent à l’influence de Paris. Car sans
elles, avec son centralisme, la France serait morte depuis longtemps.
(TDG)