Pour le démographe et anthropologue français, l’Europe est en train de scissionner par le milieu : nord contre sud.
Comment analysez-vous le psychodrame grec?
E. Todd : Ce qui me frappe, c’est que l’Europe à laquelle on a
affaire n’est plus celle d’avant : c’est une Europe contrôlée par
l’Allemagne et par ses satellites baltes, polonais, etc. L’Europe est
devenue un système hiérarchique, autoritaire, « austéritaire », sous
direction allemande. Tsipras est probablement en train de polariser
cette Europe du nord contre l’Europe du sud. L’affrontement, il est
entre Tsipras et Schäuble (le ministre allemand des Finances, NDLR). L’Europe
est en train de se scissionner par le milieu. Au-delà de ce que disent
les gouvernements, je suis prêt à parier que les Italiens, les
Espagnols, les Portugais… mais aussi les Anglais ont une immense
sympathie pour Tsipras.
Un clivage nord-sud plutôt que gauche-droite ?
E. Todd : Observez l’attitude des sociodémocrates allemands :
ils sont particulièrement durs envers les Grecs. Tout le discours des
socialistes français, jusqu’à très récemment, consistait à dire : « On
va faire une autre Europe, une Europe de gauche. Et grâce à nos
excellents rapports avec la social-démocratie allemande, il va se passer
autre chose »… Je leur répondais : « Non, ça va être pire avec eux ! »
Les sociodémocrates sont implantés dans les zones protestantes en
Allemagne. Ils sont encore plus au nord, encore plus opposés aux
« cathos rigolards » du sud… Ce qui ressort, ce n’est donc pas du tout
une opposition gauche-droite, c’est une opposition culturelle aussi
ancienne que l’Europe. Je suis sûr que si le fantôme de Fernand Braudel
(grand historien français : 1902-1985) ressortait de la tombe, il dirait
que nous voyons de nouveau apparaître les limites de l’Empire romain.
Les pays vraiment influencés par l’universalisme romain sont
instinctivement du côté d’une Europe raisonnable, c’est-à-dire d’une
Europe dont la sensibilité n’est pas autoritaire et masochiste, qui a
compris que les plans d’austérité sont autodestructeurs, suicidaires. Et
puis en face, il y a une Europe plutôt centrée sur le monde luthérien –
commun aux deux tiers de l’Allemagne, à deux pays baltes sur trois, aux
pays scandinaves – en y rajoutant le satellite polonais – la Pologne
est catholique mais n’a jamais appartenu à l’empire romain. C’est donc
quelque chose d’extraordinairement profond qui ressort.
On n’entend guère la France dans ce débat nord-sud…
E. Todd : C’est la vraie question : est-ce que la France va
bouger ? La France est double. Il y a la vieille France maurrassienne
reconvertie en France socialiste, décentralisatrice, européiste et
germanophile, qui bloque le système. Mais il est clair que les deux
tiers de la France profonde sont du côté de l’Europe du sud. Quelque
part, le système politique français – qui n’en finit pas de produire ces
présidents ridicules, où l’asthénique succède à l’hystérique – ne joue
pas son rôle. Le système est bloqué. Jusqu’à présent, la France jouait
le rôle du bon flic quand l’Allemagne faisait le mauvais… Pour Hollande,
c’est la minute de vérité. S’il laisse tomber les Grecs, il part dans
l’Histoire du côté des socialistes qui ont voté les pleins pouvoirs au
maréchal Pétain. Si les Grecs sont massacrés d’une façon ou d’une autre
avec la complicité et la collaboration de la France, alors on saura que
c’est la France de Pétain qui est au pouvoir.
Un Grexit précipiterait-il la fin de l’euro, que vous prophétisez depuis longtemps ?
E. Todd : A terme, la sortie de la Grèce amènerait de manière
quasi certaine la dissolution de l’ensemble. Il est vraisemblable que
l’Allemagne constituera une zone monétaire avec ses satellites
autrichiens, scandinave, baltes, avec l’appui de la Pologne – qui n’est
pas dans la zone euro. De l’autre côté, on pourrait assister à un retour
d’un partenariat franco-britannique pour équilibrer le système.
Ce qu’on a vu depuis 2011, c’est l’incroyable
obstination des élites européennes – et notamment des élites françaises
néovichystes (laissez « néovichystes » !) : mélange de catholiques
zombies, de banquiers et de hauts fonctionnaires méprisants – à faire
durer ce système qui ne marche pas. L’euro est le trou noir de
l’économie mondiale. L’Europe s’est obstinée dans une attitude d’échec
économique incroyable qui évoque en fait un élément de folie. On est
dans l’irrationnel et la folie : une sorte d’excès de rationalité qui
produit un irrationnel collectif. D’un côté, ça peut encore durer très
longtemps. Mais d’un autre côté, ce que j’ai senti, et pas seulement
chez les Allemands et chez les Grecs, c’est le début d’un vertige, d’une
attirance par la crise. Personne n’ose dire que ça ne marche pas,
personne n’ose prendre la responsabilité d’un échec – car c’est un échec
ahurissant, l’histoire de l’euro ! – mais on sent aussi chez les
acteurs une sorte de besoin d’en finir. Plutôt une fin effroyable qu’un
effroi sans fin. Dans ce cas, la Grèce serait le détonateur. Les gens
sont au bord d’une prise de conscience du tragique réel de la situation.
Le tragique réel de la situation, c’est que l’Europe est un continent
qui, au XXe siècle, de façon cyclique, se suicide sous direction
allemande. Il y a d’abord eu la guerre de 14, puis la deuxième guerre
mondiale. Là, le continent est beaucoup plus riche, beaucoup plus
paisible, démilitarisé, âgé, arthritique. Dans ce contexte ralenti,
comme au ralenti, on est en train sans doute d’assister à la troisième
autodestruction de l’Europe, et de nouveau sous direction allemande.
Et quid de la Grèce ?
E. Todd : Est-ce que ça prendra 5 ans ?, est-ce que ça prendra
10 ans ? – mais la Grèce va commencer à se sentir mieux à l’extérieur
de la zone euro. Les Grecs sont des gens remarquablement intelligents et
adaptables, et qui auront de plus le soutien du patriotisme comme
facteur de redressement. Et c’est à ce moment-là que la situation
deviendra insupportable sur l’euro. Laisser sortir la Grèce, c’est
prendre le risque d’administrer la preuve qu’on est mieux à l’extérieur
de la zone que dedans.
Quand on est dans l’Europe folle, on a l’impression
que les forces anti-grecques sont majoritaires de façon écrasante. Mais
quand on lit la presse internationale, on se rend compte que les Grecs
ont tout le monde avec eux ! Lisez simplement la presse américaine :
elle considère que les gens de Bruxelles, de Strasbourg et de Berlin
sont complètement fous ! Il y a énormément de gens qui auront intérêt à
retaper la Grèce, à commencer par les Américains, qui ne peuvent pas
permettre que ce pays parte en lambeaux, compte tenu de sa position
stratégique. Plein de gens vont aider la Grèce, c’est ça le problème…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire