"L'Europe vit la seconde mi-temps de son effondrement, avec ces plans d'austérité en cascade, voulus par tous les gouvernements."
Démographe, anthropologue, historien, politologue et essayiste, Emmanuel Todd vient de publier, avec Hervé Le Bras,
L'Invention de la France. Atlas anthropologique et politique (Gallimard, collection "Essais", 528 pages, 25 euros), une réactualisation de leur ouvrage paru en 1981.
Après l'URSS et les Etats-Unis, est-ce au tour de l'Europe de s'effondrer?
Tout va dépendre des élites européennes, et surtout de leur capacité à changer de modèle. Elles doivent d'abord admettre une erreur historique : la relance engagée fin 2008, après la faillite de Lehman Brothers, a en réalité appauvri une Europe totalement ouverte au commerce. Le but était d'éviter un effondrement de l'économie mondiale. Mais les Européens ont surtout relancé
l'économie chinoise,
les profits du CAC 40 et
les bonus des banquiers. Les pays émergents ont réalisé des excédents commerciaux record à la faveur de cette relance par centaines de milliards. L'Europe, de son côté, a poursuivi sa désindustrialisation, elle ne parvient pas à enrayer la baisse des revenus et
voit grossir les bataillons de ses chômeurs. Nous avons finalement appliqué un drôle de keynésianisme, avec intervention de l'Etat pour sauver les banques et destruction du tissu industriel européen. Une relance pour les riches et contre
les classes moyennes ! Car elle s'est faite non par la création monétaire, comme l'aurait prôné Keynes, mais par l'emprunt sur les marchés afin de sécuriser l'argent des épargnants... pour finalement confier à ces mêmes marchés le pouvoir de décider de la suite ! La première relance était le suicide romain. On s'est ouvert les veines et on a attendu que le sang se répande. Aujourd'hui, les chefs d'Etat européens ont compris que la relance fait les affaires des seuls émergents. Alors, désormais, ils se lancent dans la rigueur.
Mais, de 2008 à 2011, tout le monde croyait à ce retour de l'Etat. Y compris vous, non?
© Jérôme Chatin
Pour profiter à l'Europe, la relance aurait dû s'accompagner d'
un protectionnisme à l'échelle continentale, afin d'assurer un retour de la demande intérieure bénéficiant à l'industrie. Or tous les décrets du G20 se terminaient par cette clause, et celle-ci me mettait la puce à l'oreille : il fallait faire attention au retour du protectionnisme. C'était la signature du conservatisme économique. Du libre-échange intégral. Les chefs d'Etat ont préféré insister sur la nécessité d'introduire de la morale dans le capitalisme. Projet absurde, contraire à l'essence même du capitalisme. Pourquoi ne pas accepter l'idée que la maximisation du profit ne peut pas faire bon ménage avec la morale ? L'économie capitaliste revient à tirer le meilleur des instincts les plus bas de l'homme. Il n'y a pas de degrés dans cette dynamique : ceux qui le prétendent - comme les banquiers prêts à s'autoréguler ou à accepter du bout des lèvres un minimum de règles - font semblant de ne pas accepter les fondements du capitalisme.
Comment ? Après votre critique en règle de l'Union soviétique, vous voulez tenter à nouveau l'expérience collectiviste?Pas du tout. J'accepte l'économie de marché. Dans mon axiomatique d'historien, je suis convaincu que le seul système qui fonctionne est une économie mixte avec prédominance du marché. Oui à un Etat régulateur, mais avec une prédominance pour le capitalisme, synonyme - il ne faut pas s'en cacher - de compétition, de création-destruction et de recherche du profit. Pas besoin de lui donner un habillage moralisateur pour l'accepter. En fait, le capitalisme est un jeu pervers mais normal entre le triste appât du gain et la formidable dynamique du progrès technique. Me voilà, moi, intellectuel de centre gauche, en train de militer dans un magazine économique pour la légitimation du taux de profit... On marche sur la tête. Plus sérieusement, après l'effondrement du tout Etat et du tout marché, il faut penser à sauver le capitalisme de son défaut majeur : l'insuffisance de la demande globale, à laquelle l'Europe est confrontée comme jamais depuis l'après-guerre. Mais, avec ces plans d'austérité en cascade, voulus conjointement par tous les gouvernements, elle vit la seconde mi-temps de son effondrement. Dans ce suicide, il y a peut-être une logique invisible : puisque la relance européenne a soutenu l'économie chinoise, la rigueur pourrait produire le contraire ? L'austérité des Européens et la crise qui en découle devraient mettre à genoux le monde émergent, qui a un besoin vital du Vieux Continent. Inconsciemment, l'Europe suivrait un raisonnement doloriste terrifiant : elle se mettrait en récession pour jeter en dépression les pays émergents, elle se ferait mal pour faire davantage souffrir ses concurrents commerciaux. Elle appliquerait le proverbe chinois : quand les gros maigrissent, les maigres meurent. Cette austérité équivaut donc à une déclaration de guerre aux nouveaux pays émergents. Tout cela peut mal finir. Pour relancer la machine, il faudrait bâtir un protectionnisme raisonné et européen, avec des régulations tarifaires pour permettre au marché de fonctionner correctement, d'assurer une concurrence loyale entre toutes les zones économiques. Ce projet procède d'un libéralisme humaniste, et pourtant nos élites ne veulent pas en entendre parler. Leurs membres se disent libéraux, mais la plupart d'entre eux sont des hauts fonctionnaires qui ne connaissent rien aux marchés. Ils ne comprennent rien au rapport entre un individu libre et un marché régulé, à la différence des Anglo-Saxons, beaucoup plus pragmatiques. Pour preuve de leur rigidité bureaucratique et conceptuelle à propos du marché, ils ont conçu un machin monétaire appelé euro.
Sans doute mal conçue, cette monnaie existe, et elle inspire encore confiance. Faut-il la sauver ou en sortir?
© Jérôme Chatin
Mais l'euro n'est plus une monnaie ! C'est un concept zombie. On la croit vivante, et elle est morte. Je pensais que le protectionnisme européen pouvait sauver l'euro. A défaut, il vaut mieux pour la France sortir de l'euro, sans écouter les experts qui nous expliquent que la Terre va cesser de tourner. La fin d'une monnaie - inexistante il y a dix ans, faut-il le rappeler ? - causerait la fin de l'Europe, du monde, et même de Dieu. Qu'ils arrêtent avec cette vision nietzschéenne de la monnaie. Il y aura une ou deux années très dures, mais, compte tenu du niveau éducatif et des progrès informatiques, les choses se remettront en place assez vite. Et puis un peu d'optimisme pour la suite. D'abord, les dévaluations en cascade des pays du Sud forceraient les Allemands à discuter. Ils font les deux tiers de leurs excédents commerciaux en Europe. Enfin, la disparation de l'euro aurait un effet idéologique formidable : un mouvement de délégitimation des élites. Un coup de balai dans les hautes sphères publiques et privées - historiquement formidable pour sortir des situations de blocage. Comme lors de l'après-guerre. On changerait de monde en sortant de l'euro. (...)
...La suite :
Des rumeurs laissent entendre que les 75% de Hollande ne seront jamais appliqués...
RépondreSupprimerIdem pour la séparation des banques d'affaire et de dépôt qu'Hollande a également annoncée.
Hollande ne serait pas le nouveau Roosevelt mais plutôt le nouveau Hoover, surnommé à l'époque "Mister Do Nothing"
Pour l'obliger à tenir ses engagements s'il est élu, signez le manifeste :
Roosevelt 2012
lancé par Stéphane Hessel, la fondation Danielle Mitterrand, Fondation Abbé Pierre et 40 personnalités
http://www.roosevelt2012.fr/
un son de cloche différent à ce sujet, par Frédéric Lordon : http://www.telerama.fr/idees/presidentielle-j-51-la-campagne-vue-par-frederic-lordon,78502.php
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