mardi 8 février 2011

Rachid Tlemçani : «La culture de l’émeute est la seule expression politique audible»

Le quotidien algérien El Watan publie un passionnant entretien avec le politologue Rachid Tlemçani à propos du mouvement insurrectionnel qui secoue le monde arabe :

- Des manifestations se sont propagées rapidement dans plusieurs pays arabes : Tunisie, Algérie, Egypte, Jordanie, Yémen et Soudan. Quel est votre éclairage sur cette onde de choc qui a surpris tout le monde ?


Rappelons tout d’abord qu’au début des années 1990, l’empire communiste, sous la houlette de l’URSS, s’était brutalement effondré sous la pression de la rue. En quelques mois, des régimes honnis et usés jusqu’à la corde disparaissaient les uns après les autres. L’effondrement du Mur de Berlin avait surpris tout le monde, à l’Est comme à l’Ouest. Même les experts, animés par un anti-stalinisme viscéral, ont été pris de court par ce vent de liberté. Personne n’avait pensé que la rue pourrait un jour faire tomber le système totalitaire. La succession de révolutions en Europe de l’Est, survenue après la chute de dictatures militaires sud-américaines, avait conduit à conclure hâtivement que la région du MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) ne connaîtra pas de mouvement démocratique. Les sociétés arabes sont trop archaïques et amorphes pour se révolter contre l’ordre autoritaire des maréchaux, généraux militaires, rois, princes et darwiches. Le changement politique ne pourrait venir donc que de la communauté internationale. Dans cette perspective, le président George Bush a mis en place, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, une politique «tout sécuritaire» pour démocratiser les pays arabes. Comme premier bilan en Irak, un million de personnes tuées, 3 à 4 millions de déplacés et un pays ruiné par une guerre asymétrique de plusieurs années. L’exception arabe est rapidement devenue un élément fort dans la théorie de la transition démocratique. Cette théorie faite d’un tissu de présomptions et de données statistiques erronées fut rapidement adoptée par les élites arabes, elles ont même amplifié son discours idéologique.



- Comment expliquez-vous que les populations sortent soudainement dans les rues en bravant l’état de siège et le couvre-feu ?
Le mur de la peur n’est-il pas tombé brutalement ?



Ces derniers temps, des milliers de manifestants envahissent spontanément chaque jour les rues dans les pays arabes. Ces événements ne sont, selon Noam Chomsky, comparables nulle part ailleurs. Ils revendiquent clairement une justice sociale, des libertés, de la dignité, la fin du règne de la hogra. Le pouvoir des kleptomanes est de plus en plus contesté et rejeté dans sa totalité. Marginalisée, représentant plus de 70% de la population, la jeune génération s’est accaparée de l’espace public sans demander l’autorisation aux bureaucrates. Les populations n’ont plus peur du régime policier et corrompu, l’abus d’obéissance à un pouvoir arbitraire s’est transformé soudainement en révolte. La peur a changé de camp, la nomenklatura a commencé en catimini à évacuer sa progéniture à l’étranger. Ce mouvement démocratique fera tomber inéluctablement ces régimes un à un plus tôt que l’on ne l’avait imaginé. Cette onde de choc n’est ni une colère ni une révolte, c’est un mouvement révolutionnaire qui s’est mis en branle ces dernières années. On est objectivement devant un processus dans le sens classique du terme. C’est la première fois dans l’histoire qu’une révolution sociale est en marche dans le monde arabe et dans l’ensemble du monde musulman. Ce mouvement spontanément initié par les jeunes, les exclus, les marginaux et les laissés-pour-compte de l’économie de bazar a rapidement fédéré les couches moyennes citadines en un élan patriotique. Ce mouvement conduira inéluctablement les pays arabes à la modernité, en opposition aux tenants qui prédisaient «le choc de civilisations». Comme revendication immédiate, ce profond mouvement réclame, tout simplement, le départ des chefs d’Etat élus pourtant «démocratiquement» à la suite de scrutins supervisés par la communauté internationale. Comme en Tunisie, il n’y a pas eu de slogans anti-occidentaux et anti-Israéliens en Egypte et ailleurs. Le slogan mobilisateur de la révolution tunisienne, «Dégage», en s’adressant au président Zinedine Ben Ali, fut spontanément adopté par la rue arabe. Comme Emmanuel Todd le soutient, la Tunisie contribuera à faire passer le monde arabe de l’autre côté du miroir et rendre caduc le sempiternel discours sur l’incapacité structurelle des pays arabes à devenir des démocraties. La refondation des relations internationales est mise en place avec la participation cette fois-ci des pays arabes. (...)

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