Le libre-échange et la démocratie sont totalement incompatibles, affirme le démographe et sociologue français Emmanuel Todd dans un essai-plaidoyer pour le retour à un "protectionnisme économique lucide et cohérent".Voir: Selon vous, c'est le libre-échange qui a provoqué la grave crise économique qui sévit à l'échelle mondiale. Pourquoi?Emmanuel Todd: "Ne nous leurrons pas! Le libre-échange tend à créer, à l'intérieur des pays développés, des poches de pauvreté dignes du tiers-monde. Dès qu'une entreprise produit essentiellement pour le marché mondial, elle se met, logiquement et raisonnablement, à concevoir les salaires qu'elle distribue comme un coût pur, et non comme de la demande dans une économie nationale et donc ultimement pour elle-même. Ces salaires entrent, par ailleurs, en concurrence avec ceux, fort bas, des travailleurs des pays du tiers-monde. Si toutes les entreprises de tous les pays du monde se mettent à considérer les salaires qu'elles distribuent comme un coût pur, dans le contexte d'une offre massive de travail à bas prix, les salaires tendent à se comprimer, et la demande à retarder sur la croissance de la productivité. Maintenir le libre-échange, c'est maintenir la machine à accroître les inégalités socioéconomiques et la machine à accentuer la dépression de la demande."
Donc, vous êtes un partisan farouche du protectionnisme. Est-ce réaliste à une époque où la globalisation économique bat son plein?"Le protectionnisme national à l'échelle d'un pays comme la France, l'Allemagne ou le Canada, et dans un certain sens même comme les États-Unis, n'a plus aucun sens. La globalisation économique a produit une régionalisation du monde. Il y a aujourd'hui une économie européenne région, au sens de continent. Il y a un ensemble économique extrême-oriental. En ce qui a trait à l'Amérique du Nord, je pense qu'on ne peut plus concevoir l'économie américaine sans le Canada et le Mexique. Quand je parle de protectionnisme, ce n'est pas du tout dans un esprit agressif, ni ultranationaliste. Le but ultime n'est pas de se protéger contre les autres, mais de protéger les salaires d'une région continent."
L'Amérique sous la gouverne de Barack Obama, qui a déclaré à maintes reprises qu'il souhaitait "revoir" les principales clauses du traité de libre-échange signé au début des années 90 par les États-Unis, le Canada et le Mexique, deviendra-t-elle un pays protectionniste?"C'est vrai qu'au début de sa campagne présidentielle, Barack Obama a déclaré plusieurs fois qu'il souhaitait rouvrir le traité de libre-échange américano-canado-mexicain s'il était élu. Je ne crois pas que ce soit possible. Le nouveau locataire de la Maison-Blanche sera très vite confronté aux âpres réalités de l'économie nord-américaine. Aujourd'hui, les États-Unis sont lourdement déficitaires par rapport au Canada et au Mexique. Par contre, si on pense en termes d'ensemble nord-américain et central-américain, ce déficit est déjà moins lourd. Donc, dans le cas de l'Amérique du Nord, la zone à protéger dans laquelle on peut faire remonter les salaires et baisser les inégalités socioéconomiques, ce n'est pas juste les États-Unis, c'est l'ensemble États-Unis-Mexique-Canada."
Vous affirmez dans votre livre que le libre-échange intégral et la démocratie sont deux notions totalement incompatibles."Absolument. Si vous avez un système économique qui aboutit à la montée des inégalités et à l'appauvrissement de 90 % de la population et que celle-ci a le droit de vote, alors vous êtes très embêté. Ce qu'on a vu apparaître ces dernières années, ce sont des systèmes politiques assez curieux où les gens peuvent voter mais où, dans l'affrontement final, les candidats ne parlent plus sérieusement de modifier les règles du jeu économique. Nous vivons désormais dans des "démocraties" régies par la manipulation politique, l'influence des médias, la désintégration des partis politiques, la puissance du capital financier. Si la population doit choisir entre des candidats qui, par définition, ne parleront pas de ce qui intéresse le corps électoral, vous n'êtes plus alors dans une vraie démocratie. Vous êtes dans une pseudo-démocratie, où les élites se refusent à prendre en charge les intérêts des populations. Je suis tout à fait sérieux quand je dis qu'il va falloir choisir entre le libre-échange et le suffrage universel!"
La crise économique mondiale actuelle ne favorise-t-elle pas le retour en force de l'État providence?"L'ultralibéralisme est mort. Ce à quoi on assiste actuellement, c'est un retour de l'État des riches. Toutes les mesures adoptées pour sauver les banques ont créé une énorme confusion dans l'esprit du public. Les gens se disent: "C'est le retour en force de l'État!" On a toujours en tête les États d'après-guerre, qui étaient des États sociaux d'obédience keynésienne agissant dans l'intérêt de l'ensemble de la population, surtout des pauvres. Mais aujourd'hui, l'État qui prête main-forte au système bancaire, qu'il fallait évidemment sauver, est un État entièrement au service du capitalisme financier. Force est de rappeler que dans les années 30, l'État au service du grand capital, c'était le fascisme. Je ne dis pas que le fascisme commence à poindre de nouveau à l'horizon. Mais il est temps de réfléchir sérieusement sur la situation fort inquiétante qui prévaut en ce moment. Nous sommes dans une situation étrange où le néolibéralisme, ou l'ultralibéralisme, est mort mais il n'y a pas de formule de remplacement. Or, on ne peut pas relancer une machine économique si trop d'argent va aux riches."
Cette crise augure-t-elle l'avènement d'un "nouveau capitalisme" plus responsable?"Cette grave crise économique va perdurer pendant plusieurs années. Le système économique capitaliste est en pleine déliquescence, mais il n'y a pas de modèle alternatif. Il n'y a plus que des sociétés atomisées, ultra-individualistes, narcissiques... La vraie source du néolibéralisme, ce n'est pas la pensée des économistes, c'est un état des moeurs. En France, c'est l'idéologie post-soixante-huitarde, aux États-Unis, on devrait parler plutôt de l'ère post-Woodstock... Dans ce vide sidéral, ce qu'on risque de voir réapparaître, ce n'est pas du tout l'État de gauche, l'État social, mais une sorte d'État autoritaire, monstre froid, qui s'efforce non pas d'égaliser les conditions socioéconomiques, mais de protéger les intérêts des riches. Ce n'est pas la première fois dans l'Histoire qu'un état de vide idéologique et d'atomisation sociale produit l'émergence d'une sorte d'État machiavélien."
Après la démocratied'Emmanuel Todd
Éd. Gallimard, 2008, 257 p.
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