jeudi 8 septembre 2011
Emmanuel Todd : "Je ne crois pas au déclin de l'Occident"
Remise en cause de la pensée de Claude Lévi-Strauss, le nouveau livre d'Emmanuel Todd ouvre des pistes inédites sur l'histoire des systèmes familiaux et l'origine de nos sociétés.
Marianne : Ce traité, vous l'envisagez comme le sommet de votre oeuvre ?
Emmanuel Todd : Le fait d'avoir fini ce tome sur l'Eurasie me met en tout cas dans un état de bonheur inouï. J'avais commencé à l'écrire à la suite d'Après l'empire, en 2002, un succès qui m'avait mis à l'abri du besoin. Mais, à la fin du chapitre sur l'Inde, j'ai failli tout abandonner. Faire la somme de quarante ans de recherches, brasser des données concernant 215 peuples répartis sur l'ensemble de l'Eurasie, c'est un cauchemar. Entre-temps j'ai fait d'autres livres, et ça s'est terminé comme une sorte de combat contre moi-même, de défi métaphysique dans ma chaumière bretonne. Je travaillais au milieu de l'hiver, je me réveillais à 5 heures du matin, j'écrivais, et l'après-midi je lisais des Hercule Poirot pour tenir le coup.
La conclusion de ce travail, c'est qu'au plus profond du passé de l'humanité, on peut identifier une même forme originelle : la famille nucléaire, qui passe pourtant pour une innovation occidentale récente...
E.T. : En effet. J'ai été très critiqué au début des années 80, quand j'ai publié la Troisième Planète [La troisieme planete : structures familiales et systemes ideologiques]. A cause de mon hypothèse sur le fait que les types familiaux différents segmentant l'humanité produisaient des types idéologiques différents. La famille "nucléaire égalitaire" du Bassin parisien, préparant le terrain aux principes de 1789. La famille souche allemande et japonaise, justifiant l'autorité du père et l'inégalité entre frères et favorisant ainsi les organisations autoritaires, etc. On s'est mis à me traiter de maurrassien... et aussi de vichyste, parce que j'osais m'intéresser aux structures familiales. Ce que je fais ici, c'est ajouter à cette interprétation "structuraliste" des idéologies par les types familiaux une explication de la diversité par un mécanisme de diffusion des formes à partir d'un type unique. Trouver, sous la séparation de l'humanité en types familiaux différents, une origine commune aux populations des cinq continents me fait très plaisir, je l'admets. Au fond, je suis un bon petit Français universaliste. Mais, quand même, je suis surtout un scientifique : si j'avais trouvé l'inverse, je l'aurais écrit.
Vous présentez ici les Européens comme les véritables "primitifs anthropologiques". A l'inverse, vous écrivez que les héritiers de structures patrilinéaires [modes de filiation fondée exclusivement sur le père], éventuellement polygames, sont, eux, issus d'organisations plus élaborées et récentes... Vous allez encore avoir des ennuis avec les intellectuels "occidentalistes" du pays qui y verront une de vos projections idéologiques !
E.T. : Ah oui, sans doute ! [Rires] C'est un livre à la fois très sérieux et un peu malicieux. Comparer les Anglais à certains peuples primitifs des Philippines, c'est quand même amusant. Le schéma que les gens ont en tête, c'est qu'à l'origine l'homme était pris dans un magma familial très complexe, dans de gros groupes familiaux, et qu'avec l'avancée de la modernité aurait émergé la famille nucléaire individualiste, papa-maman et les enfants, et donc une libération de l'individu du vaste carcan originel. Mais ce livre et toutes les recherches récentes montrent que ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. Sur toute la périphérie du monde, qui a peu évolué sur le plan familial, en Europe donc, en Asie du Sud-Est et jusque chez les Bochimans d'Afrique, ce qu'on trouve, c'est la famille nucléaire. Cette distribution périphérique permet de définir le type archaïque de l'humanité, commun aux Européens de l'Ouest et à des populations très primitives. A l'opposé, dans les régions centrales, où l'histoire est profonde, en Chine, en Inde et encore plus au coeur de la Mésopotamie par exemple (en Irak), l'innovation patrilinéaire a conduit à l'émergence de systèmes familiaux complexes, plus lourds, avec parfois l'endogamie, c'est-à-dire une préférence pour les mariages entre cousins. Le paradoxe, c'est que ce sont ces systèmes familiaux "évolués" qui ont abouti à paralyser la mécanique du progrès ! L'abaissement du statut de la femme, très prononcé dans ces zones, entraîne fatalement un abaissement du potentiel éducatif. D'où l'arrêt des sociétés du Moyen-Orient ou de l'histoire chinoise.
Si l'Europe a été un temps en tête de la course au développement, expliquez-vous, c'est qu'elle a échappé à des formes familiales paralysantes... Et aujourd'hui alors, qu'est-ce qui explique qu'elle soit en train de perdre la main ?
E.T. : N'allons pas plus vite que la musique. Je travaille sur de très longues durées. Les Européens sont inquiets pour leur avenir depuis quelques années, mais, à l'échelle des millénaires, c'est anecdotique. Il est vrai que les niveaux de longévité et de vieillissement que nous atteignons désormais sont absolument inédits dans l'histoire. Mais je peux d'ores et déjà dire que je ne perçois pas vraiment la réalité de ce qu'on appelle le "déclin de l'Occident". Je suis vraiment très sceptique au sujet de ces histoires de grand remplacement par la Chine ou l'Inde. Il y a là simplement d'immenses nations qui font ce qu'on appelle du "rattrapage". Un taux de croissance à 10 %, c'est impressionnant, mais c'est du rattrapage économique, ça ne définit pas l'avenir de l'humanité. Par ailleurs, les indicateurs démographiques chinois ne sont pas bons, le principe patrilinéaire progresse encore là-bas et on y observe un fort déséquilibre hommes-femmes. Tout ça n'est jamais excellent pour le développement. Voyez, je suis assez féministe, finalement... [Rires]
Il y a dans votre livre une vive "explication" avec la pensée de Lévi-Strauss. Quelles sont pour vous les limites de celle-ci ?
E.T. : L'anthropologie était arrivée à des résultats très intéressants avant que n'apparaisse Lévi-Strauss. Ce qui est inacceptable chez lui, ahurissant même, c'est qu'il s'est fixé sur une seule variable, l'échange matrimonial, et qu'il s'est même focalisé sur un type d'échange, le mariage avec la fille du frère de la mère, qui est en fait une chose très minoritaire. Construire une théorie à partir d'une forme sociale aussi peu commune, c'est vraiment très étrange. Je n'hésite pas à le dire : l'échantillon de Lévi-Strauss ne vaut rien. Ce n'est en tout cas pas ainsi qu'on m'a appris à travailler à Cambridge, lorsque j'avais 20 ans. Ma véritable idole, c'est l'Américain Robert Lowie [mort en 1957], spécialiste des populations indiennes, auteur du classique Primitive Society. Un livre dans lequel Lévi-Strauss lui-même a d'ailleurs découvert l'anthropologie. Mais je vénère également les grandes monographies britanniques d'après-guerre : celle d'Edmund Leach sur un village du Sri Lanka est tout simplement merveilleuse, comme celle de Meyer Fortes sur les Tallensis d'Afrique de l'Ouest.
Pourquoi avoir choisi de vous spécialiser dans la démographie à cet âge-là ?
E.T. : Autre grand mystère. Je voulais être historien. J'étais bon en maths quand j'étais gamin, et fasciné par la statistique. C'était un bon mixte des deux. Emmanuel Le Roy Ladurie, proche de ma famille, m'a confié à Peter Laslett, le pape des études sur l'histoire de la famille en Angleterre. Je me suis pris de passion pour la discipline. Et puis, avec la famille de fous dont je sors, le concept de structure familiale devait me rassurer ! [Rires] Plus sérieusement, quand on travaille sur les structures familiales et les indicateurs de fécondité, on est assez proche du sens profond de l'existence. Ce sont des variables chaudes. Et pour moi, les gens qui pensent que l'histoire se fait uniquement au niveau des variables froides, économiques surtout, sont proches de la schizophrénie, de la sortie de la réalité.
La démographie a été votre martingale pendant trente-cinq ans, en tant qu'essayiste... Y a-t-il des situations historiques où celle-ci vous a toutefois induit en erreur ?
E.T. : C'est vrai que je suis un peu surpris par le nombre de prédictions réalisées que j'ai faites ! [Rires] Je me suis sincèrement posé la question du pourquoi. La raison, elle est hypersimple, je crois. C'est un truc de formation. Je suis un pur produit de l'école des Annales. Le Roy Ladurie, Pierre Chaunu, Pierre Goubert, toute cette histoire centrée sur le destin du gros des populations, pas sur les élites, et qui s'attaquait à des variables de fond, la démographie, les taux d'alphabétisation, le niveau éducatif, la religion populaire, etc. J'ai simplement été assez malin pour appliquer au présent des trucs qu'on m'avait appris à faire pour les siècles passés. En 1976, quand j'ai publié la Chute finale, les gens me disaient : "Comment, vous prédisez l'effondrement du système soviétique, mais vous n'avez jamais été là-bas !" C'était tout à fait vrai. Je répondais : "Moi, je suis historien, je travaille sur la Russie comme sur le XVIIIe siècle, où je ne suis jamais allé non plus." Tout se passe un peu comme dans une fameuse scène des aventures d'Indiana Jones, dans le film la Dernière Croisade. A un moment donné, il faut avoir la foi de marcher sur un précipice en faisant comme s'il y avait un pont sous vos pieds. Si vous avez le sentiment que ce qu'on vous a appris sur le XVIIIe siècle est vrai, que c'est ça la réalité de l'homme - faire des enfants ou non, apprendre à écrire ou non, etc. -, eh bien ça se met à produire des résultats extraordinaires.
Vous avez été un des adversaires "officiels" de Nicolas Sarkozy, parmi les plus pugnaces. Celui-ci semble aujourd'hui en mesure de faire oublier les heures les plus noires de son aventure... Comment l'expliquez-vous ?
E.T. : Je l'explique très simplement. Le problème, ça n'est pas Sarkozy, c'est le PS. C'est quoi la situation ? Nous entrons dans une crise économique grave, un monde où le niveau de vie va inéluctablement baisser. Face à ça, la droite a un programme : l'autoritarisme et l'activation des tensions ethniques. Ils n'arrivent à rien résoudre, ils sont ridicules sur un plan économique, et tout ça se combine à des attitudes de soumission inouïe à l'égard de l'Allemagne, peu importe. Mais la gauche ? Tant que vous restez dans le dogme du libre-échange, vous acceptez le principe qui assure la baisse du niveau de vie de la population, qu'est-ce que vous pouvez faire ? Dire que Sarkozy est méchant. Dire qu'il faut être "normal", respecter la Constitution, continuer de voter, mais, au fond de vous, vous n'avez même pas envie d'accéder au pouvoir puisque vous ne saurez pas quoi en faire.
La bonne stratégie face au FN, c'est quoi selon vous ?
E.T. : Le FN du père était un objet folklorique, à la fois anti-immigrés et ultralibéral, ce qui ne correspondait à rien. Avec la fille, on revient dans l'histoire des fascismes d'avant-guerre, qui ont utilisé un langage de gauche. D'un côté on continue à désigner les musulmans, de l'autre on se gargarise du mot "république" et on prône l'étatisme. Ma conviction, toutefois, c'est que les discours combinés du FN, de l'UMP et du PS font aujourd'hui système. Quand le modèle libre-échangiste culbutera, ces trois idéologies seront volatilisées.
Puisque vous êtes la cartomancienne la plus performante du pays, je vous pose solennellement la question : qui va remporter la prochaine présidentielle ?
E.T. : Aucune idée, absolument aucune. Au stade actuel, je trouve toutefois très inquiétante l'évolution de l'UMP vers des tendances ethnicisantes, quasi fascisantes. Le risque immédiat, il est là, pour moi. La priorité politique absolue, c'est donc de voter socialiste à la prochaine présidentielle. En 2007, j'ai tout de même réussi à voter deux fois pour Ségolène Royal, je devrais bien arriver à accomplir à nouveau cet exploit ! [Rires] Non, je suis sérieux. Quelle que soit mon insatisfaction, quelle que soit la vacuité de leurs propositions économiques, quel que soit le candidat surtout, je voterai une fois encore socialiste.
Propos recueillis par Aude Lancelin
© 2011 Marianne. Tous droits réservés.
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C'est quand même un peu du "il a tort, moi seul ait raison".
RépondreSupprimerSpécialiste auto-proclamé, Todd?